La mystique de la supériorité aryenne sous la Confédération, et son évolution subséquente
(Article à l’origine publié le 13 février 2017 sur Vigile.quebec à la veille du 150ième anniversaire de la Confédération canadienne)
À n’en pas douter, les Canadiens ont à ce point le cœur sur la main qu’ils ont fait du Canada le « plus meilleur » pays du monde. Ce penchant un peu ridicule à la délectation de soi n’a rien de nouveau, et, surtout, on le verra s’étaler sur toutes les tribunes jusqu’au 1e juillet prochain, date des célébrations du 150e anniversaire de la Confédération. Pour bien préparer les esprits à ces démonstrations de supériorité morale, la publicité du gouvernement a d’ailleurs commencé à nous rappeler les plus beaux moments de l’histoire du Canada.
Une mémoire très sélective
La mémoire officielle d’un pays, c’est connu, est toujours sélective. En ce sens, les Canadiens entendront plein d’histoires idylliques sur le multiculturalisme, mais ils ne sauront rien de son objet véritable qui était de mettre un terme à une lutte interminable pour l’égalité des deux langues et des deux cultures au Canada. Après bien des combats, le Canada anglais s’est résigné à l’idée de reconnaître les deux langues, mais il est resté cabré sur la question des deux cultures. Il n’a jamais accepté que la culture, « classique et française », du Canada français soit traitée sur un pied d’égalité avec la culture anglo-saxonne.
Le multiculturalisme
Vers la fin des années 1960, une arme nouvelle s’est opportunément présentée pour changer les termes du débat ; il s’agit du multiculturalisme. Ce phénomène est né d’une politique expérimentale menée aux États-Unis pour venir en aide à des minorités traditionnelles victimes d’une longue et dure discrimination. L’idée était donc d’adopter des mesures – parfois positivement discriminatoires – susceptibles de réparer des injustices du passé.
Au Canada, cette belle idée sera vite récupérée à d’autres fins ; il s’agira de reconnaître des droits culturels à tous les groupes minoritaires, y compris les Canadiens-Français qui, dissous dans la base des droits individuels, se retrouvaient sur un pied d’égalité avec toutes les minorités issues de l’immigration. La dynamique traditionnelle s’en trouvait bouleversée ; auparavant, on n’arrivait jamais à les étouffer suffisamment pour les faire mourir ; maintenant, on n’aura qu’à les laisser se noyer au beau milieu d’une diversité où toutes les cultures du monde devront se mélanger pour mieux se dissoudre dans un joyeux folklore. Du fait de l’inscription de cette doctrine dans la Constitution de 1982, toutes les cultures se retrouvaient donc sur un pied d’égalité, à l’exception de la culture anglo-saxonne qui, forte de l’hégémonie anglo-américaine, triomphait dans son combat à finir contre le biculturalisme.
Ce n’est toutefois pas la première fois que le Canada anglais récupère à des fins honteuses des idées à la mode du temps. Par exemple, dans les années qui ont suivi la Confédération, les idées à la mode portaient beaucoup moins sur le conflit des cultures que sur l’inégalité des races. Ces idées ont bien entendu disparu de la mémoire officielle, mais elles ont été célébrées avec fierté – et parfois même avec brutalité – pendant une bonne soixantaine d’années pour justifier toutes les atteintes possibles aux droits linguistiques et culturels des Canadiens-Français. Puisque le Canada s’apprête à célébrer – dans l’honneur et l’enthousiasme ! – les 150 années de la Confédération, permettons-nous de soulever le voile qui pèse sur l’époque euphorique de la plus grande race du monde.
Un mysticisme aryen se déploie sans vergogne sous la Confédération
Dès les premières années de la Confédération, alors que l’Ouest canadien commençait à attirer des colons et des immigrants de partout, les Canadiens-Français ont vite été ciblés et dénoncés comme le pire danger à la sécurité de la majorité, du fait qu’ils commençaient à sortir des frontières de leur province pour aller s’établir un peu partout sous forme de « sociétés compactes », sociétés naturellement fermées et agressives, selon les théories raciales qui pullulaient alors dans l’univers anglo-saxon.
Ainsi, selon Walter Bagehot, économiste et politologue réputé à l’époque de la Confédération, l’histoire de l’humanité a amplement démontré que certains groupes humains, portés à s’organiser en « sociétés compactes », pouvaient se révéler à ce point agressifs qu’ils poussaient souvent la brutalité jusqu’à exterminer physiquement leurs rivaux [[Walter Bagehot, Physics and Politics, or Thoughts on the application of ‘natural selection’ and ‘inheritance’ to political society, Boston, Beacon Press, (1872), réimp. 1973, à la page 13..]] « Les sociétés compactes, dit-il, gagnent fatalement compte tenu que, au stade originel de la lutte implacable pour la survie, elles se révèlent les plus puissantes et que, ultimement, elles finissent par conquérir et soumettre toutes les autres [[Ibid., à la page 38. [Notre traduction]. À la page 40, Bagehot ajoute : “The ultimate question between two human being is : Can I kill thee, or canst thou kill me.” ». ]] Le danger encouru est alors tel que toute tolérance à leur endroit n’est plus envisageable.
En vertu des impératifs du darwinisme social, selon les dires de Bagehot, toute nation consciente de son excellence a le devoir fondamental de prendre toutes les dispositions nécessaires pour assurer sa cohésion, son uniformité, son homogénéité, soit autant de qualités essentielles à sa survie [[Ibid., à la page 138.]] « L’instinct naturel de toute nation décente est de se débarrasser de tous les étrangers crasseux qui constituent une plaie au cœur de la société [Notre traduction]. [[Dans un article paru dans la revue The Economist (vol. 23, 23 fév. 1867, page 203), Bagehot approuve de manière enthousiaste le projet de confédération parce qu’il reproduit l’essence de la constitution anglaise. Il est toutefois d’avis que le nouveau pays devrait s’appeler Northland ou Anglia. »]].
Une autre sommité de la même mouture, Frederic Pollack, linguiste, mathématicien, juriste réputé, éditeur du Law Quarterly Review, est lui aussi bien au fait des théories révolutionnaires sur les « sciences de l’homme ». Dans une lettre à l’intention du professeur Edward A. Freeman – théoricien prolifique d’une extravagance ahurissante sur les origines aryennes des Anglo-Saxons –, il confie quelques sentiments qui semblent lui troubler l’esprit : « En tant qu’aryen et darwiniste, je ne peux trouver aucun motif d’épargner les races inférieures, sauf d’encourir le risque de devenir démoralisé en cours de processus lorsqu’il faut recourir à la violence pour y parvenir [[Lettre de Pollock à Freeman, 26 août 1876, rapportée dans C. J. W. Parker, The Failure of Liberal Racialism : The Racial Ideas of Edward A. Freeman, The Historical Journal, 24, 4 (1981) 825, à la page 835. [notre traduction].]] ». Voilà un bref aperçu de ces idées à la mode qui ont contaminé une bonne partie de l’histoire politique de la Confédération.
Quand un érudit de la stature de Pollack, – éduqué de surcroît dans une société supposément chrétienne – succombe naïvement à de telles idées, il est inévitable que bon nombre d’excités et de déséquilibrés risquaient de s’en farcir le mental jusqu’à provoquer tous genres de troubles sociaux et politiques. Ainsi, les « sciences de l’homme », en fournissant un arsenal idéologique à des mythes anciens, ont conduit à la prolifération de théories absurdes aux conséquences incalculables pour l’avenir politique du Canada. Les idées les plus folles, poussées à leurs limites par des meneurs d’hommes redoutables [[Mein Kampf, aux pages 254 et 255: “La souffrance passagère d’un siècle peut et doit délivrer du mal les siècles suivants,” cité par Millon-Delsol, Les idées politiques du XXième siècle, Paris, P.U.F., 1991, à la page 94.]], peuvent souvent conduire à des dérapages inquiétants, voire désastreux. Examinons quelques cas troublants survenus en politique fédérale.
Le Torontois D’Alton McCarthy, un bon aryen à la rescousse de la Confédération
Ce genre de dérapage se manifeste avec force et éclat dans la carrière politique du Torontois D’Alton McCarthy [[Edward Noble, D’Alton Who ?, Canadian Lawyer, avril 1982, à la page 13.]]. Avocat réputé, très engagé en politique fédérale, il devient, dès son élection en 1876, l’homme de confiance du premier ministre, John A. McDonald [[Fred Landon, D’Alton McCarthy and the Politics of the Late Eighties, Can. Hist. Association, Annual Report, 1932, à la page 45.]]. Bien allumé lui aussi par ces théories sur le darwinisme qui excitent tant de jeunes Canadiens, il se dit inquiet, voire alarmé, par la prolifération de ces « sociétés compactes » en train de prendre racine dans des régions en plein essor au Canada. La « nouvelle nationalité » est menacée, dit-il, exposée à des collisions brutales. Il faut sans tarder mettre un terme à cette tentative des Canadiens-Français de reconquérir le Canada.
À l’automne 1878, McCarthy s’intéresse tout particulièrement aux idées romantiques du juge John W. Gwynne, de la Cour d’appel de l’Ontario ; mandaté par le premier ministre McDonald, il lui offre de venir siéger, dès janvier venu, à la Cour suprême du Canada, la toute nouvelle machine judiciaire du gouvernement [[Paul Romney, From Railway Construction to Constitutionnal Construction: John Wellington Gwynne’s National Dream, Revue du droit manitobain, page 91]]. D’Alton McCarthy avait recruté le juge Gwynne suite à une décision remarquée, RE Niagara Election Case (1978), 29 U. C. C. P. 261, dans laquelle il affirmait que les provinces étaient des corps municipaux subordonnés au fédéral. Laissée à elle-même depuis plus de dix ans, la Confédération a désormais besoin de préciser ses orientations politiques sur la base de repères idéologiques scientifiquement établis.
Ce recrutement arrive à point nommé sur le plan idéologique. Le juge Gwynne avait tout récemment exposé, à la Cour d’appel de l’Ontario, son rêve de voir s’édifier au Canada une communauté idéale, sans conflits ni divisions sur le plan interne. À la Cour suprême, il poursuivra donc cette réflexion en développant, à l’occasion de quatre jugements [[Lenoir v. Ritchie (1879), 3 S. C. R. 575; Fredericton (City of) v. R. (1880), 3 S. C. R. 505; Citizen’s Insurance Co. v. Parsons (1880), 4 S. C. R. 215; Mercer v. Attorney General for Ontario (1881), 5 S. C. R. 538.]], sa théorie d’un État national, quasi impérial, dirigé par un gouvernement fort, centralisé, capable de transcender toute aspiration provincialiste.
Bien que la Confédération ait formellement créé un État fédéral, la Cour suprême persistera, sur la lancée du juge Gwynne, à favoriser l’idée d’un État national, et ce, malgré les nombreux rappels au respect du pacte originel lancés par celle qui est alors l’instance judiciaire suprême pour le Canada, le Comité judiciaire du Conseil privé à Londres. Mais le rêve de se définir et de s’affirmer sur le plan racial au sein d’une communauté politique en devenir était devenu irrépressible.
Au cours de ses vingt années en politique fédérale, Mc Carthy se voit même offrir à trois reprises le poste de ministre de la justice du Canada [[Edward Noble, ibid., à la page 13. Voir aussi J. R. Miller, As a Politician He is a Great Enigma : The Social and Political Ideas of D’Alton McCarthy, Can. Hist. Review, vol. LIV, no. 4 (déc. 1977) aux pages 400, 401 et 421. Et Landon, ibid., à la page 45.]]. Plus encore, en tant que figure politique de premier plan, sa notoriété a tellement augmenté qu’il est pressenti comme le meilleur candidat à la succession du premier ministre, John A. McDonald.
De cœur et d’esprit avec bien d’autres Canadiens en quête d’identité, et confiants en l’avenir d’une race qui avait tout pour faire triompher sa vision du monde, McCarthy est conforté, sinon enthousiasmé, par les théories d’une science nouvelle qui lève enfin le voile sur les qualités intellectuelles et morales de ses lointains ancêtres aryens venus, jadis, des forêts primitives du nord de l’Allemagne. Mais n’est pas aryen qui veut. Examinons d’un peu plus près cette idée.
Les Canadiens-Français portent ombrage au plus beau fleuron de la race aryenne
Toutes les tribunes sont bonnes à ce visionnaire pour manifester sa vive inquiétude de voir tant de Canadiens-Français en cavale à l’extérieur de leur province et qui, en s’implantant sous forme de « sociétés compactes », constituent une grave menace à l’avenir du Canada : « Nul sentiment n’est plus puissant – tel que prouvé tout au cours de l’histoire – que le sentiment d’appartenance à la race [[Idée empruntée à Edward A. Freeman dans Race and Language, Contemporary Review, XXIX (mars 1877) à la page 740.]]. Les Français que nous retrouvons aujourd’hui dans la province de Québec sont-ils moins Français qu’ils ne l’étaient quand ils furent conquis par Wolfe sur les Plaines d’Abraham ? … Bien que l’on puisse admirer certains membres de leur race sur le plan individuel, j’affirme qu’il n’y a pas de pire danger qu’eux pour l’avenir de notre Confédération [[Landon, ibid., à la page 46. [notre traduction].]]. »
D’Alton McCarthy est également un orateur prestigieux que les foules acclament. Ainsi, devant une foule de 6,000 personnes, à Stayner le 12 juillet 1889, il donne libre cours à des craintes qu’il dit ne plus le quitter. Il revient à ses idées sur les Canadiens-Français en cavale dans les Prairies, leur implantation sous forme de « sociétés compactes », leur entêtement à reconquérir le Canada, leurs revendications à propos du bilinguisme, du biculturalisme, etc. Notre « nouvelle nationalité », poursuit-il, joue dangereusement son avenir, car il ne se trouve nulle nation véritable qui ne soit à la fois unilingue, uniforme, racialement homogène. L’idée même d’égalité entre les races est une illusion et un scandale [[Edward Noble, ibid.]].
Pire encore, le bilinguisme et le biculturalisme ne vont qu’entraîner la division du Canada, la désintégration de notre « nationalité ». Tolérer le bilinguisme dans la province de Québec est déjà suffisamment aberrant sans qu’il soit nécessaire d’en rajouter [[Dans Débats constitutionnels sur la Confédération, à la page 943, John A. McDonald avait pourtant affirmé que tous les délégués à la Conférence de Québec avaient accepté que le français fasse partie des principes fondamentaux de la Confédération. Curieusement, son biographe, l’historien Donald A. Creighton, n’est pas du même avis : “The French language and French-Canadian institutions had not been given legal status in any province of the original union outside Quebec”. Voir aussi Charles Mair, The New Canada: its natural features and climate, Canadian Monthly and National Review, VIII, (août 1875) aux pages 156 à 164.]]. Il y a urgence ! Il nous faut prendre de graves décisions avant que les tentacules de cette race ne se referment sur nous ! Si le vote de la majorité ne parvient pas à régler la question maintenant, la baïonnette devra s’en occuper avant longtemps : « Now is the time when the ballot box will decide the great question before the people, and if that does not supply the remedy in this generation bayonets will supply it in the next [[Landon, ibid., à la page 47. Jacques Lacoursière, Histoire populaire du Québec, 1841 à 1896, tome 3 à la page 41. Millon-Delsol, ibid., à la page 86 : “Les partisans de la pureté raciale n’osaient guère réclamer ouvertement une extermination. Il y eut quelques exceptions […] à la fin du XIXème siècle. Mais dans l’ensemble, les instigateurs du national-socialisme savaient qu’il y avait loin de la pensée à la pratique. À la page 93 : “Hitler ne cachait rien de ses projets.”]].»
Ainsi, la politique d’unité nationale qu’il propose répudie totalement l’idée d’égalité des deux peuples fondateurs du Canada [[Les membres de l’Equal Rights Association avaient comme devise : Equal Rights to all, special privileges to none. Voir également, pour mieux comprendre la croisade des droits égaux, R. S. Pennefather, The Orange and the Black. Documents in the History of the Orange Order in Ontario and the West, 1890-1940, Orange and Black Publications, 1984, à la page 14: “In Canada there should be, and could only be one nationality and language, and that was English and not French. This is a British country and a French republic should have no future on this continent.”]] ; elle fait table rase de toutes les belles promesses « d’amitié, de cordialité et de fraternité » entendues lors des débats sur la Confédération ; les Canadiens-Français doivent cesser d’être une épée de Damoclès sur l’avenir politique d’une race qui se qualifie d’aryenne. Pour cette raison, ils sont contraints de choisir entre deux formes de destruction : soit l’assimilation volontaire immédiate, soit l’extermination physique pure et simple dans une génération [[Millon-Delsol, ibid., citant l’auteur de Mein Kampf, à la page 257 : “Le monde n’appartient qu’aux forts qui pratiquent des solutions totales.” Il faut aussi se souvenir que Hitler a proposé, pendant vingt ans, de recourir systématiquement à des moyens législatifs pour contraindre les Juifs à s’expatrier avant d’en venir à la solution finale.]]. Ces idées font plus qu’étonner de la part d’un homme politique à qui le premier ministre avait personnellement confié le mandat de dénicher les meilleures candidatures pour siéger à la Cour suprême du Canada.
Une origine supérieure « justifie » des droits supérieurs
Une telle mystique de la race, qui va jusqu’à prétendre à la légitimité d’un recours à la violence, a de quoi étourdir quand on connaît le mode de vie des Canadiens-Français, né d’une tradition humaniste soucieuse de paix et de justice. C’est leur « existence » même, et non ce qu’ils « font », qui les rend intolérables aux yeux de ce prophète de la nouvelle nationalité. Ainsi, lors des débats du 22 janvier 1890 sur un projet de loi modifiant les lois fédérales sur les territoires du Nord-Ouest [[Actes modifiant les actes concernant les territoires du Nord-Ouest, 1891–54 & 55 Victoria c. 22.]], McCarthy, plus tourmenté que jamais par l’idée de suprématie essentielle à l’avenir de la Confédération, revient sur le sujet avec la brutalité qu’on lui connait devant les membres de la Chambre des Communes.
Tel un Moïse de la race au service de Dieu, il interpelle directement ses collègues canadiens-français pour leur annoncer, dans une allégorie tirée de la Bible, la nature du statut juridique qu’il leur reconnaît au sein de la Confédération : « Souvenez-vous que vous n’êtes qu’une race conquise ! Que vous n’avez aucun droit à l’égalité ! Que vous n’êtes tout au plus que des Gabaonites au milieu d’Israël [[Guy Bouthillier et Jean Meynard, Le choc des langues au Québec, 1760-1970. Mtl., P.U.Q., 1972, à la page 261. Les Gabaonites avaient été vaincus et réduits en esclavage par les Israélites. Leur vie leur ayant été épargnée, ils devaient servir leurs maîtres en coupant leur bois et en transportant leur eau. L’analogie entre les Canadiens et les Gabaonites était manifeste. L’originalité de D’Alton McCarthy aura été de rapporter cette allégorie jusque dans l’enceinte du Parlement fédéral pour dévoiler le fond de sa pensée politique et afficher sa détermination à juguler la « dévastation » engendrée par la présence de Canadiens à l’extérieur de leur province. ! »]] À cette époque où la Bible est un livre de chevet au Canada anglais, tous comprennent que les Gabaonites avaient été les esclaves des Israélites et que, à ce titre, ils avaient été condamnés à être leurs « porteurs d’eau et scieurs de bois ». Le message avait au moins le mérite d’être clair : il n’était plus question d’égalité entre les deux peuples fondateurs du Canada moderne. Le fossé se faisait donc infranchissable entre le « Nous » dominant et le « Eux » dominé.
Une telle brutalité dans les propos ne manquait ni d’originalité ni d’ironie de la part d’un membre fondateur de l’Equal Rights Association et, plus encore, du plus grand espoir à la tête du ministère fédéral de la justice et à la succession du premier ministre du Canada. Que penser alors des autres mystiques de la race moins soucieux de justice et d’égalité ? Jusqu’où pouvait aller cette nouvelle nationalité pour se définir face à cet ennemi méprisé et rabaissé à l’état de race destinée à l’esclavage ? Voyons le cas d’un autre élu pris d’un délire de grandeur.
La plus grande race du monde sur le chemin de la gloire
Au cours de la même année, un autre député au parlement fédéral, John Charlton, lui aussi mystique de la race et prophète d’un plan divin de rédemption de l’humanité, prononce en pleine Chambre des communes un discours qui aurait été dénoncé comme grossier lors des pourparlers de la « Grande Paix » de 1867. À la paranoïa des uns, il ajoute le délire messianique des autres : « … le but avoué de l’Anglo-Saxon est de faire de sa race la plus grande du monde, et son plus grand espoir est la venue du jour… où sa race accomplira sur cette terre la destinée que Dieu lui a de toute évidence assignée [[Carl Berger, The Sense of Power : Studies in the Ideas of Canadian Imperialism, 1867-1914, Toronto, University of Toronto Press, 1969, aux pages 223 et 224: “Malgré son caractère extrême, le darwinisme social est jugé conforme aux préceptes du protestantisme; en fait, Dieu continue son oeuvre de sélection par le biais des lois de la sélection naturelle”; aux pages 217-219 : le thème de la mission civilisatrice est récurrent dans la pensée protestante et anglo-saxonne. Voir aussi Millon-Delsol à la page 67 : “La certitude de la grandeur engendre le mythe de la mission universelle et rédemptrice.” Et à la page 92 : “Le racisme ne saurait être assimilé à n’importe quelle affirmation des différences. Il s’agit d’une vision des choses qui refuse de considérer les dignités égales […] derrière les différences”. Aussi Nancy Stepan, The Ideas of Race, 1800-1960, Hamden, Conn., Archor Books, 1982, à la page XXI.]]. » Assurément, ce délire idéologique était plein de promesses. Bien au fait des théories anglo-saxonnes exposées dans d’innombrables écrits, d’autres grands mystiques fracasseront tous les records de la folie dans les années trente et quarante du siècle suivant.
Tel était le genre de sottises professées avec une incroyable assurance par des hommes d’une génération qui n’avaient connu ni l’Union ni les débats sur la Confédération. Les chantres de la nouvelle nationalité claironnaient de bien sinistres utopies. Le Canada, société politique en devenir, se fissurait sur des bases idéologiques qui justifiaient l’existence d’un droit inhérent à l’affirmation de sa supériorité dans la Confédération.
Le soi-disant Pacte « amical, cordial et fraternel » de 1867 avait déjà consumé ses rêves et ses illusions. Les Canadiens-Français, au mieux de simples esclaves aux yeux d’une élite raciale agressive, étaient prévenus de se tenir à distance de la Terre promise et, surtout, de ne pas porter ombrage à la mission civilisatrice des Élus de la Providence. La vie leur ayant été censément épargnée sur les Plaines d’Abraham, leurs « maîtres » s’imaginaient avoir gagné sur eux une forme d’hypothèque perpétuelle.
Les menaces de D’Alton McCarthy n’étaient pas que de simples propos incendiaires prononcés en un moment d’égarement [[Il n’y a jamais eu de levées de boucliers au Canada anglais pour dénoncer les idées et les déclarations de McCarthy et ses semblables. Qui plus est, les théories raciales vont continuer à se répandre au XXème siècle, au point où, en 1917-18, le Canada sera tout près de sombrer dans une guerre civile.]]. Pour les hommes de cette génération, la nouvelle nationalité était devenue le berceau d’une race prédestinée à l’excellence avec promesse d’un destin hors du commun.
Les Canadiens-Français, eux, se voyaient nier le droit d’exister en tant que société distincte au sein d’un projet politique jugé au-dessus de leur dignité [[En 1982, Dans l’affaire d’un Renvoi à la Cour d’appel du Québec concernant la Constitution du Canada, [1982] 2 R. C. S. 793, la Cour suprême recourt à une manière bien canadienne de réduire une argumentation logique à sa plus simple expression en concluant qu’il ne peut y avoir de dualité politique au Canada puisque seules les provinces ont une existence légale, lesquelles sont fondamentalement sur un pied d’égalité. “Equal Rights to all : Special privileges to none”.]]. Partenaires incontournables en 1867 lors des négociations politiques qui devaient mettre un terme à des conflits qui risquaient de dégénérer en guerre civile [[Le rêve politique de George-Étienne Cartier tourne à l’échec. Dans Débats constitutionnels sur la Confédération, G.-É. Cartier à la page 59 : «Dans notre propre fédération, nous aurons des catholiques et des protestants, des Anglais, des Français, des Irlandais et des Écossais, et chacun, par ses efforts et ses succès, ajoutera à la prospérité et à la gloire de la nouvelle confédération. (Écoutez ! écoutez !) Nous sommes de races différentes, non pas pour nous faire la guerre, mais afin de travailler conjointement à notre propre bien-être. (Applaudissements)».]], les Canadiens-Français se retrouvent subitement menacés – après coup bien sûr ! – de perdre leur statut historique et sommés de choisir entre l’assimilation et la destruction.
L’histoire d’un peuple a besoin de continuité : les mots et les formules doivent forcément s’adapter aux modes qui passent, mais les orientations profondes, elles, savent garder leur fraîcheur et résister aux changements. Malgré ses apparences d’ouverture à la diversité, le multiculturalisme canadien est d’abord et avant tout, et à l’instar du racisme suprématiste qu’il remplace, une arme idéologique… adaptée aux temps modernes.
Justin Trudeau a beau banaliser cette histoire peu édifiante en disant que tout ça, c’est des « vieilles chicanes », et Philippe Couillard d’en rajouter en disant qu’il faut s’occuper des « vrais affaires », on n’a qu’à lire le jugement Caron et Boutet c. Sa Majesté La Reine, rendu par la Cour suprême le 20 novembre dernier, pour réaliser que même au plus haut niveau de l’appareil judiciaire, les préjugés persistent comme à la belle époque où nos Anglo-Saxons se vantaient sur toutes les tribunes d’être la plus grande race du monde.
Christian Néron
Membre du Barreau du Québec
Constitutionnaliste,
Historien du droit et des institutions
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