La manière canadienne

Comme tous les Québécois d'origine canadienne, Pierre Karl Péladeau n'a rien d'un « pure laine », et ce, d'autant plus que sa généalogie est résolument tissée de poils de castor. Dans les années 1620, alors qu'il était en mission prolongée au lac Nipissing,

Par Christian Néron – Membre du Barreau du Québec, Constitutionnaliste, Historien du droit et des institutions.    


Comme tous les Québécois d’origine canadienne, Pierre Karl Péladeau n’a rien d’un « pure laine », et ce, d’autant plus que sa généalogie est résolument tissée de poils de castor. Dans les années 1620, alors qu’il était en mission prolongée au lac Nipissing, son aïeul avait contracté une union avec une Amérindienne d’où était née une fille, Euphrosine, aussi connue sous le nom de Madeleine Nicolet. Pierre Karl Péladeau est donc un métis, descendant de Bahmahmaadjimowin Giisis et de l’un des héros les plus remarquables de notre histoire, Jean Nicolet.

Il n’y a rien d’exagéré à dire que l’histoire de nos héros a été une épopée. D’ailleurs, même les étrangers qui la connaissent le moindrement s’en émerveillent et y puisent des histoires édifiantes pour nourrir l’imaginaire et fortifier le caractère de leurs enfants. À titre d’exemple, à la fin du XIXième siècle, un éditeur – Anglais – d’ouvrages pour enfants avait fait paraître un livre illustré sous le titre de « Heroes of Canada ». Sur dix-huit personnages historiques traités dans ce livre, dix-sept étaient des héros de la Nouvelle-France, et un seul du Canada anglais ! Bref, les Anglais d’Angleterre – qui n’ont aucune raison particulière de nous aimer ou de nous admirer – puisaient des exemples dans les hauts-faits de nos ancêtres pour forger le caractère de leurs enfants. Et nous, en avons-nous fait autant ! Voyons, de triste mémoire, une cocasserie qui laisse à réfléchir.

Qui ne se souvient du 9 mars 2014 ! le jour où Pierre Karl Péladeau, le poing levé, a lâché son fameux « Un pays ! » Éh oui ! il n’a suffi que d’un geste et de deux mots pour semer le désarroi chez les descendants des redoutables héros du Canada, ces héros pour qui aucun défi n’était jamais assez grand. Que penser de la « théorie du progrès » en histoire, devant un pareil effondrement moral ? Comment comprendre qu’une pareille race de lions ait pu engendrer une race de moutons, inquiets, toujours à la limite de la panique chaque fois qu’il est question de voter – eux-mêmes ! – les lois les plus importantes par lesquelles ils sont gouvernés ? La question se pose ! Que s’est-il passé, durant cette longue nuit coloniale, pour que les « Canadiens » perdent ainsi le gène du courage et de l’audace légué par leurs ancêtres, ces héros et héroïnes que rien ne faisait reculer. Pour essayer d’en savoir un peu plus sur ce fameux gène du courage et de l’audace, examinons brièvement les états de service de l’une des figures marquantes de l’époque héroïque.

Jean Nicolet fait partie de la toute première génération de nos grands explorateurs, c. à d. de celle qui a connu et côtoyé Champlain. Âgé de 20 ans, il débarque à Québec le 24 juin 1618. Sans même lui laisser le temps de défaire ses bagages, Champlain lui assigne une première mission dans une région stratégique qu’il a repérée en 1613, c. à d. l’île aux Allouettes par où descendent les fourrures de la rivière des Outaouais. Nicolet doit y apprendre l’algonquin et établir de bonnes relations avec les populations locales. Le défi est énorme pour un jeune de vingt ans tout juste arrivé de France. Au mépris du danger, il doit aller s’établir – seul- dans un pays que Champlain n’a entrevu et qu’on dit habité par une population dont les coutumes, à l’endroit de leurs ennemis, ont de quoi faire frémir les plus courageux. Comment réagirait un jeune de cet âge aujourd’hui, expédié sans la moindre préparation, face à un défi d’une telle envergure ? Seul ! Loin de sa mère ! Sans cellulaire ni gps ! Sans cartes de crédit ni de débit ! Ça ne serait même pas pensable.

Mais le jeune Nicolet avait, de toute évidence, le gène du courage et de l’audace. Après quelques séances d’initiation au maniement d’un canot, il part sans attendre pour l’île aux Allouettes. Deux ans plus tard, il a appris l’algonquin… et même le huron ! Plus encore, il s’est si bien mérité la confiance des Algonquins que leur chef le comptait parmi ses plus proches conseillers pour négocier la paix avec leurs pires ennemis, les Iroquois. Sa facilité naturelle à concilier des intérêts divergents deviendra rapidement le trait saillant de sa personnalité. Sans même forcer la note, on peut dire qu’il a été, aux tout premiers pas et à l’esprit de la diplomatie canadienne, ce que Lester B. Pearson sera aux Casques-Bleus.

À l’été 1620, sitôt revenu de l’île aux Allouettes, Champlain s’empresse de l’informer qu’il l’a choisi pour une deuxième mission. Le seul fait qu’il soit revenu indemne et fringant de son périple est en soi la meilleure preuve de sa faculté d’adaptation. Cette fois, il devra aller plus loin, et pour beaucoup plus longtemps. Là encore, il doit se rendre, seul, au lac Nipissing pour vivre parmi la population et établir de bonnes relations avec les tribus de la région.

Non seulement Nicolet s’acquitte fort bien de cette mission, mais il fait plus encore. Tel un anthropologue, il se met à observer les mœurs des populations locales et s’applique à les consigner rigoureusement. L’idée est géniale, fantastique ! Il est le premier Européen à observer et à noter les mœurs et coutumes des habitants du Nouveau Monde totalement à l’état pur. Nicolet n’est donc pas seulement un linguiste et un diplomate hors pair : il a des intuitions et des dispositions scientifiques exceptionnelles. Cette brillante mission au lac Nipissing va se poursuivre pendant neuf ans.

En 1634, Champlain le choisit pour une mission qui en dit long sur le mérite qu’il lui reconnaît. Cette fois, il doit poursuivre son exploration jusqu’à un lieu jamais atteint par aucun Européen, soit le lac Michigan. Il doit, accompagné de quelques Algonquins, poursuivre son avancée plus profondément vers l’ouest, jusqu’à la Baie des Puants, pour y établir des relations de paix au milieu de nations en conflits entre elles, pour ensuite les inviter à venir faire du commerce avec les Français de la vallée du Saint-Laurent.

En habile diplomate, il règle la question de paix en quelques jours. Puis il a une autre idée en tête : découvrir la fameuse route de la Mer de Chine ! Il s’enfonce vers l’ouest, et le sud, jusqu’à la ligne de partage des eaux entre le Mississippi et les Grands Lacs. Selon ses guides indiens, il n’est plus qu’à quelques jours de ce qu’ils nomment les « grandes eaux ». Mais il interprète mal cette expression : il n’a pu réaliser qu’il était sur le point de marquer une autre page de l’histoire en découvrant le cour supérieur du Mississippi. Mais le temps pressait et il devait être de retour à Québec pour l’automne. La paternité de cet exploit ira à Louis Jolliet et à Jacques Marquette trente neuf ans plus tard.

Nicolet va mourir tragiquement en octobre 1642, là encore sollicité d’urgence pour ses talents de négociateurs : des Algonquins de Trois-Rivières s’apprêtaient à supplicier un prisonnier Iroquois. Advenant la mort de ce prisonnier, la colonie entière risquait de subir une vengeance implacable des Iroquois. Il fallait faire vite. Le 27 octobre, alors que le vent soufflait violemment sur le fleuve, sa barque se renverse et il y laisse la vie.

L’un des grands traits de la personnalité de Nicolet a été d’être un homme de devoir, toujours prêt à aider, toujours prêt à mettre ses talents au service de la paix. Il a été un héros de la première génération, exceptionnellement courageux, audacieux, brillant, dévoué. Mais ce qui l’a distingué entre tous a été son étonnante capacité à établir des liens de confiance partout où il est allé, et à concilier des intérêts divergents. Par son exemple, il a amplement démontré qu’une diplomatie intelligente l’emportait facilement sur la manière forte. Ses succès ont été tels que ceux qui le suivront ne pourront faire autrement que de marcher dans ses pas.

Cette diplomatie va se poursuivre durant tout le régime français, et se continuer tout naturellement sous le nouveau régime. Sans même s’en rendre compte, l’immigration anglo-saxonne va assimiler cette façon « toute naturelle et toute canadienne » d’aborder les conflits. On n’a qu’à comparer sommairement avec leurs cousins au sud de la frontière, et le contraste est frappant : là, tout commence et tout finit par le fusil.

Sous la Confédération, la vieille manière « canadienne » va se poursuivre et faire la différence dans la diplomatie et les relations extérieures. On entend souvent les anglophones du Canada dire avec étonnement et, surtout, avec beaucoup de fierté : « Comment se fait-il que nous, au Canada, sommes si naturellement portés à la discussion et à la conciliation ? » Éh bien ! ce beau « naturel » n’a été importé ni d’Angleterre ni des États-Unis ! Ce n’est en rien un « naturel » anglo-saxon. À l’étude de notre histoire, il ressort que ce « naturel » a émergé dès la première mission du jeune Nicolet à l’île aux Allouettes. Sans ce héros, sans l’exemple de ce diplomate des premières heures, et de tous ceux qui vont marcher dans ses pas, ce « naturel » n’aurait pas existé et, en conséquence, il n’y aurait probablement pas eu de « Lester B. Pearson, prix Nobel de la Paix ».