Ballottés entre « le grand soir » et « les petits pas »
(originellement publié le 3 février 2021)
Il y a vingt-cinq ans, le 29 janvier 1996, Lucien Bouchard devenait premier ministre du Québec. Trois mois plus tôt, Jacques Parizeau avait annoncé sa démission dans la controverse, immédiatement après l’annonce des résultats du référendum du 30 octobre 1995.
Ceux qui ont vécu ces événements s’en souviennent, les autres en connaissent l’existence. Ces quelques mois d’accélération historique ont marqué profondément le Québec. La défaite référendaire nous poursuit aujourd’hui à travers des perspectives nationales qui se sont assombries ; le souverainisme ne soulève plus les masses. Les universitaires, biographes et chroniqueurs se sont bien efforcés de donner un sens aux échecs successifs, mais la plupart se sont arrêtés avant de fournir une critique approfondie d’un souverainisme devenu institutionnel. Pour tout ce qui a été publié, il se trouve qu’on n’était pas prêt à égratigner un paradigme national qui a mal vieilli. Ce texte est écrit dans le but de mettre en lumière ce qui m’apparaît comme l’angle mort de ces analyses qui continuent de valider un échec.
Bref, tous ceux qui se sont penchés sur la question n’ont pas voulu établir une relation entre les aventures référendaires, génératrices d’un incontestable déclin, et quelque chose de plus fondamental : le désamour de notre être national canadien-français. Ayant perdu nos ressorts historiques, la boussole des peuples, la question nationale a dévié de sa trajectoire pour changer de cap. Le néonationalisme a manqué à toutes ses promesses et apparaît aujourd’hui dépassé. En revanche, ce qui avait été jugé dépassé remonte aujourd’hui avec une pertinence nouvelle. Et sans surprise, ceux qui veulent démontrer la valeur de l’identité canadienne-française, dans un combat qui du reste a toujours été celui des Canadiens-Français, proviennent de milieux extérieurs à l’intelligentsia en place.
La trahison des élites néonationalistes
Dans sa récente tribune du Journal de Montréal, Joseph Facal écrit :
Pour que le français soit aussi en sécurité au Québec que le danois l’est au Danemark, la seule solution durable, c’est l’indépendance. (1)
Ce qui me donne l’occasion de rappeler quelques faits concernant M. Facal. En 1999, il avait été chargé de rédiger la loi 99 par Lucien Bouchard. Cette loi haussa d’un cran l’enchâssement des droits des anglophones par rapport à la loi sur l’Avenir du Québec, adoptée seulement cinq ans auparavant par le gouvernement Parizeau en vue du référendum. (2) Ce qui m’amène à une question qui n’a jamais été posée par le Mouvement Québec français, ou par d’autres organismes qui défendent le français, mais qui aurait tant valu qu’elle le soit. Pourquoi le législateur a-t-il bonifié le texte de 1995, lequel donnait déjà aux anglophones les garanties nécessaires pour assurer leur avenir ? Pourquoi fallait-il que l’État du Québec prononce la « consécration » des droits d’une communauté particulière, et seulement celle-là, à l’exclusion des autres ?
Les droits des anglophones ont-ils déjà été menacés au Québec ? Non. Alors, que voulait-on à Québec ? Voulait-on leur garantir avec des mots plus forts et de façon plus explicite un accès perpétuel à une portion généreuse du budget public, avec, en contrepartie, des privations pour la prospérité et le rayonnement des établissements francophones en santé et en éducation ? La question est parfaitement légitime du fait que le législateur a négligé de préciser la nature et la portée des « droits consacrés ».
Dans la terminologie d’un État de droit, la consécration de droits d’une communauté désignée apparaît plutôt inusitée. Le geste ne ferait-il pas d’elle une communauté distincte ? Nous ne sommes pas loin de la « société distincte », un attribut du Québec dans l’Accord du lac Meech, décrié par bien des anglophones comme une entorse à l’égalité des droits. De fait, en toute rigueur, les droits devraient satisfaire au principe d’égalité entre tous. Si la crainte de former des entités inégales s’était trouvée fondée à l’époque de Meech, cela devrait être encore le cas aujourd’hui. Si la cause est bonne, il y aurait urgence, comme le réclame la Fédération des Canadiens-Français (3), de mettre fin à une exception communautaire inadmissible au profit des anglophones, et de rétablir l’égalité entre toutes les composantes de la société. Une autre option serait de cesser de tourner autour du pot et de reconnaître officiellement toutes les nations du Québec.
L’autosatisfaction linguistique du gouvernement Bouchard
M. Facal était membre d’un gouvernement dont l’optimisme en matière linguistique s’exprimait ainsi :
« … le Québec est le seul endroit au Canada où la proportion des gens qui vivent en français ne diminue pas. De plus l’utilisation du français comme langue seconde parmi les nouveaux arrivants n’est plus une exception, mais la norme. C’est ainsi que 93% de tous les Québécois ont maintenant une connaissance du français. Nous sommes très fiers de ce résultat. » (4)
Cet étalage d’autosatisfaction avait été sévèrement repris par le renommé mathématicien et spécialiste des transferts linguistiques, Charles Castonguay :
« Le gouvernement continue de dissimuler des faits inquiétants. Toutefois, son jeu est devenu clair: il faut être rassurant quant à la situation du français, sans quoi les francophones réclameront une politique plus ferme, ce qui ferait pousser les hauts cris aux anglophones et nuirait à la sympathie internationale envers l’éventualité d’un Québec indépendant. La réalisation de l’indépendance passerait par un Québec moins français. Calcul débilitant, sinon débile. » (5)
En fait, oui, un calcul débile, débilitant et même cynique. Si Castonguay est juste, et le temps semble le confirmer, le gouvernement Bouchard et son ministre-vedette n’ont absolument rien fait pour la langue française durant leur mandat. Pourquoi ? Par crainte de déplaire aux anglophones, ce qui serait nuisible à l’indépendance. Or aujourd’hui, M. Facal nous sert une chronique pour nous avertir que « la chaloupe prend l’eau ». Il ajoute que la chaloupe prendra toujours l’eau : « la seule solution c’est l’indépendance ». Ah oui ! M. Facal est-il en train d’admettre qu’il ne croyait pas à l’action législative en faveur du français, ne croyant qu’à l’indépendance ? Mais il y en aurait aussi long à dire sur le gouvernement auquel appartenait M. Facal en ce qui concerne l’indépendance, en commençant par sa passivité coupable face à l’odieux programme fédéral des commandites.
François Legault à la bonne école
Pour qui ne s’en souviendrait pas, l’actuel premier ministre du Québec François Legault a fait ses premières armes en politique avec le Parti québécois. Dès son arrivée, en septembre 1998, Lucien Bouchard lui confie un important ministère économique. Collègue de Joseph Facal, il sera de toutes les étapes qui conduiront à l’adoption de la loi 99 (2000). En accordant aujourd’hui un pactole de 750 millions de dollars à des institutions anglophones, tout en se disant nationaliste, mais sans portefeuille ! serait-il en train de mettre en pratique ce qu’il a compris des « droits consacrés » ? À sa décharge, il a la décence de ne plus appeler à l’indépendance. Généreux envers les anglophones, il ne monnaye pas sa générosité contre un hypothétique OUI référendaire…
Tout compte fait, l’appel de M. Facal et compagnie, l’appel à l’indépendance de tous ceux qui ont été aux manettes, ne peut que faire sourire, bien que tristement. L’indépendance en question n’aura été depuis longtemps qu’un leurre lancé à la face de francophones de trop bonne foi.
Précisons. Depuis Claude Morin, en 1974 (6), l’indépendance n’est désormais accessible que par voie référendaire. Les autres formules sont entièrement ignorées par la loi 99, qui retient et confirme de nouveau le seul processus référendaire. L’indépendantisme dans la doctrine du Parti québécois a cessé de mettre en son centre l’émancipation politique des Canadiens-Français. Référendiste et plurinational de fait, il représente une rupture radicale avec le nationalisme antérieur. Cet indépendantisme ne peut donc pas se qualifier en vertu du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, ce que n’évoquent d’ailleurs ni Québec ni le PQ, en toute logique. En revanche, l’indépendance s’est laissée encadrée par le droit canadien, et, à l’interne, s’est mise à la merci des anglophones et des immigrants anglicisés, dont il ne resterait plus qu’à gagner l’appui. Le référendum étant la seule avenue qu’on peut qualifier de statutaire, le réalisme politique commande de s’en tenir aux nombres. Mais le problème se révèle aussi impossible à résoudre que la quadrature du cercle, hormis de monnayer l’appui de ceux qui ont toujours été les farouches adversaires du projet.
Le PQ en est très conscient. Il ne peut renoncer à faire une percée chez les anglophones. «La tâche des souverainistes est d’augmenter le nombre d’anglophones souverainistes…» (7) arguait Lucien Bouchard au Centaur. La loi 99 – parfaitement civique, dénationalisée et aguichante pour les anglophones – fait partie des manœuvres en ce sens. En d’autres mots, des gages sont et seront offerts sur un plateau d’argent pour rendre attrayant un séparatisme qui ne concerne plus que la superstructure étatique, comme le choix des filières énergétiques : énergie verte ou énergie pétrolière, etc. L’argumentaire se compare à celui du Wexit de l’Alberta, à la différence que, à terme, chez nous, pour les Canadiens-Français, Québec jouerait le rôle que joue aujourd’hui Ottawa, au sein d’un Québec bientôt de majorité anglophone. Maintenant qu’est écartée l’émancipation nationale des Canadiens-Français, tout l’enjeu devient une sorte de Québexit : une manipulation du sentiment national se poursuit, mais au profit d’une découpe mondialiste des territoires.
Disparaître ?
Le leurre de l’indépendance faussaire a son revers. Parallèlement au grand soir d’une indépendance « facaliste », d’autres offrent l’espoir d’une action législative vigoureuse. Elle viendrait un jour rétablir l’évolution linguistique en faveur du français. Ceux qui s’en réclament, d’apparence plus pragmatique, se recrutent notamment chez ceux qui entretiennent l’espoir qu’un prétendu nationalisme de la CAQ vienne changer la donne. C’est la cohorte de ceux qui alimentent l’espoir qu’un État qui nous a toujours ignorés depuis la création du PQ, on passera sur l’exception, serve soudainement nos intérêts nationaux à la faveur d’un virage, qui, comme un mirage, recule à mesure qu’on s’en approche.
En 2019, Jacques Houle, dans sa plaquette Disparaître consacrée au déclin du français, faisait d’excellents constats en matière linguistique et des effets de l’immigration de masse. Malheureusement, il s’égare joliment de son propos à partir du chapitre cinq. L’auteur, ancien conseiller fédéral en immigration, se métamorphose en meneur de claque du Parti québécois.
Hors sujet, Jacques Houle fera l’éloge des réalisations de Pauline Marois, comme s’il y avait là quelque rapport. Il écrit :
« Parmi les réalisations du gouvernement de Pauline Marois, mentionnons l’adoption de la Loi sur les élections à date fixe, l’augmentation et la pérennisation des investissements dans les soins palliatifs, le débat sur la charte de la laïcité ainsi que le dépôt d’une ambitieuse politique de relance du secteur industriel québécois.»
On a beau chercher en quoi ce petit bilan pourrait freiner notre disparition, on ne trouve pas. Jacques Houle y viendra tout de même dans la phrase suivante pour excuser Mme Marois :
« N’ayant été au pouvoir qu’à peine dix-neuf mois, elle n’a pas eu naturellement le temps nécessaire pour infléchir les pratiques déraisonnables du gouvernement précédent en matière de gestion des flux migratoires. » (8)
Dix-neuf mois c’est quand même 585 jours. Que faisait Madame Marois les premiers jours face à l’urgence de notre disparition ? Pauline Marois est de ce groupe qui favorise ces mesures législatives qui finissent en tout petits pas, ou rien du tout. Apparemment, on aurait encore du temps devant nous avant de disparaître… Mais pourquoi Jacques Houle ne nous dit-il pas tout simplement, et avec plus de vérité, que Pauline Marois avait d’autres priorités que la langue française et l’immigration ? Avec une telle analyse du PQ-Marois, on se prend à douter. Jacques Houle est-il vraiment si inquiet de notre éventuelle disparition ?
L’actualité immédiate n’annonce rien de nouveau. Nous voyons les mêmes réformes avortées des péquistes et des libéraux se reproduire chez la CAQ, qui ajourne tant qu’elle le peut sa promesse d’une refonte de la loi 101. C’est l’aimable Simon Jolin-Barrette qui est aujourd’hui appelé à jongler avec la patate chaude. Et, déjà, on peut présumer avec un certain aplomb qu’il fera un péquiste de lui-même. C’est-à-dire qu’il se montrera incapable d’accoucher de mesures significatives en faveur d’un redressement du français. En stratégie politicienne, le gouvernement Legault n’a aucun intérêt à risquer une controverse sur le français alors qu’il a déjà les mains pleines avec la Covid. Jolin-Barrette décevra avec certes un scénario retravaillé, mais nous savons que la fin est toujours la même.
Rappelons que ces infinies précautions quand vient le temps de défendre notre langue étaient déjà là au temps de la loi 101. Adoptée par un Parti québécois en pleine capacité, ce n’est qu’à force de temps et à l’usure que les plus déterminés vaincront les hésitations d’un René Lévesque. Ces constantes tergiversations au sommet montrent involontairement l’inexistence d’une nation québécoise. Modifier le statu quo linguistique ne plaît pas à nos maîtres historiques, Québécois et anglophones, ils l’empêcheront. Pour J-Thomas Delos, « La nation est une communauté de conscience qui cherche à vaincre le temps et à s’affirmer dans la durée ».(9) Elle ne peut inclure à la fois ceux qui veulent sa prospérité et ceux qui veulent sa disparition. Si les francophones entretiennent encore une idée positive de l’identité québécoise, c’est parce qu’ils refusent de voir la catastrophe de son application politique. Ils se pensent souvent, à tort, comme les seuls Québécois, sous-estimant le décrochage de l’État du Québec à leur égard.
Pour une reconstitution politique des Canadiens-Français
Entre une indépendance faussaire, du moins pour ce qui concerne la nation canadienne-française, et des mesures législatives toujours ajournées ou insuffisantes ; entre deux leurres, une élite, issue d’un néonationalisme devenu institutionnel, nous ballotte entre l’une et l’autre. Cette élite, mollement indépendantiste et généralement hostile à notre tradition nationaliste, excelle pour agiter de faux drapeaux et garder son électorat captif. Mais elle prend surtout bien soin de garder les Canadiens-Français (dits d’une autre époque !) à l’écart d’une reconstitution. C’est pourtant grâce à un tel sursaut que ces derniers pourraient de nouveau s’affirmer dans le jeu politique avec une complète indépendance.
Pour l’empêcher, on prétend que les Canadiens-Français sont devenus des Québécois. C’est un gros mensonge des cinquante dernières années. L’identité québécoise, plurinationale, contractuelle, libérale a rompu les ponts. Elle s’est constituée pour en finir avec notre héritage canadien et français, soudé dans l’identité canadienne-française.
Il aura fallu 150 ans aux Anglais pour nous vaincre, en 1760, et un autre 150 ans pour venir à bout de notre résistance. L’identité québécoise représente une défaite de la résistance par l’imposition d’un destin commun entre deux entités historiques aux intérêts opposés. La signification géopolitique de cette malheureuse affaire se solde par un gain net pour l’anglosphère, et, plus fondamentalement, par un gain pour le monde judéoprotestant et un mondialisme qui s’attaquent, notamment par la doxa immigrationniste, à la pérennité des nations réelles. Que les Canadiens-Français aient baissé la garde par un consentement hâtif et mal avisé à leur effacement, c’est une mauvaise nouvelle pour la civilisation occidentale et la diversité du monde.
Et malheureusement, en bout de ligne, il ne fait aucun doute que ceux qui se disent « Québécois francophones » se retrouvent avec rien devant eux, sinon une identité diminuée et le spectre de leur disparition, contre laquelle ils ne peuvent rien, Québexit ou pas.
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1- https://www.journaldemontreal.com/…/francais-au-quebec…
2- Loi sur l’avenir du Québec, art. 8 « garantir à la communauté anglophone la préservation de son identité et de ses institutions » https://biblio.republiquelibre.org/Loi_sur_l%27avenir_du_Québec. La loi 99 reconnaît une « communauté québécoise d’expression anglaise jouissant de droits consacrés ».
3- Communiqué du 7 décembre 2020 Appel à la reconnaissance de la nation canadienne-française https://gilles-verrier.blogspot.com/2020/12/communique-la-federation-des-canadiens.html
4- Lucien Bouchard, le 18 mai 1998. https://www.journaldemontreal.com/2018/09/09/langue-francaise-couillard-cite-lucien-bouchard-pour-ecorcher-lisee-et-legault
5- https://www.erudit.org/…/1900-v1-n1-bhp04832/1063599ar.pdf
6- Qu’est-ce que l’étapisme https://gilles-verrier.blogspot.com/2019/11/conclusions-du-forum-les-45-ans-de.html
7- La Presse, 13 mars 1996
8 Jacques Houle, Disparaître ? Afflux migratoires et avenir du Québec, Éd. Liber, p.101
9 Thomas Delos, La Nation, T 2, Éd. de l’arbre, Montréal, 1944
Je suis globalement d’accord avec le portrait que vous dressez de la situation, notamment concernant l’inaction péquiste sur la question linguistique, qu’il s’agisse de l’époque Bouchard ou Marois.
Seul bémol, sur la question de la définition nationale, le point de rupture ne serait-il pas plus la Révolution tranquille que le référendisme ? N’est-ce pas plutôt la fascination pour la France républicaine et le patriotisme civique américain doublé de la sécularisation qui explique le passage de Canadien français à Québécois ? Et la sécularisation n’est-elle pas le fruit de Vatican II qui relègue le cléricalisme à l’arrière-plan, empêchant ainsi les évêques du Québec de combattre la sécularisation de l’enseignement promue par le rapport Parent ?
Le référendisme n’est que le prolongement de la Révolution tranquille, elle-même rendue possible par Vatican II, conséquence de la victoire alliée en 1945…
En voulant reproduire le patriotisme civique des Français et des Américains, les néo-nationalistes (RIN, Parti Pris, PQ, etc.) ont logiquement abandonné toute composante ethno-confessionnelle à la définition de la nation dans le but de se présenter à eux-même et aux autres comme un peuple « moderne ».
Rappelons que Daniel Johnson père parlait déjà de l’Union nationale comme d’un parti « 100% québécois » durant la campagne de 1966 pour s’attaquer aux simagrées fédéralistes du Parti libéral de l’époque.
De plus, si le projet péquiste était réellement de construire un État souverain francophone en Amérique du Nord (ce dont on peut douter vu le projet associationniste de Lévesque), ne fallait-il pas légitimement donner une conscience territoriale au peuple qui adviendrait à maturité politique ? N’était-ce pas logique ? Les Juifs de Palestine sont devenus Israéliens en 1948, tout comme les Arabes d’Algérie sont devenus Algériens au moment de leur indépendance ou comme les colons britanniques des Treize colonies sont devenus Américains après 1776, etc. La « volonté de puissance » des séparatistes a fait en sorte qu’ils ont voulu nommer le peuple avant que celui-ci ne fasse réellement son indépendance.
Au fond, les Québécois agnostiques ou athées, féministes et progressistes, incapables de remettre en cause le mariage homosexuel ou l’avortement de masse et se définissant culturellement par l’utilisation des sacres et d’un pseudo-joual à la Michel Tremblay n’ont-ils pas réellement remplacé les Canadiens français catholiques, patriarcaux, conservateurs et enracinés que nous étions ?
Remarquons par ailleurs que hier Français, Canadiens, puis Canadiens français, nous sommes aujourd’hui considérés comme Québécois, mais que cela pourrait changer au courant de ce siècle… Ce qui compte, c’est le maintien démographique et politique de la nation française d’Amérique sur son foyer national : l’État du Québec. Le nom que l’on donne à cette nation importe finalement assez peu.
En réveillant l’identité canadienne-française, cela implique logiquement d’assumer ouvertement le caractère ethnique de la définition nationale : un immigré africain peut devenir Québécois, il ne sera jamais Canadien français. Êtes-vous sûr de vouloir réactiver la question de la « race » dans toute sa charge explosive ? J’y suis personnellement favorable, mais il faut avouer que c’est publiquement une lourde charge à porter dans l’ambiance antiraciste, « woke » et ethnomasochiste qui est celle de l’Occident contemporain.
Revendiquer le statut de nation au sein de l’État du Québec, c’est accepter que le Québec est de facto un État plurinational, bien loin du modèle républicain universaliste français ou même américain. C’est aussi implicitement reconnaître les droits linguistiques de la « minorité anglophones » à laquelle il faudrait logiquement leur reconnaître un statut de minorité nationale, tandis que la loi 99 actuelle parle seulement de « communauté linguistique ». Cela voudrait aussi dire assumer pleinement le caractère ethnique de la langue française qui ne serait plus la langue commune, mais simplement celle du groupe national majoritaire canadien-français.
Une reconnaissance statutaire de la nation canadienne-française est intéressante, mais il faut réfléchir aux effets pervers que cela pourrait entraîner pour la suite juridico-politique des choses. Dans tous les cas, l’idée peut tranquillement faire son chemin au sein de nos élites, mais il faudra pour cela en finir avec le patriotisme civique ronflant de notre intelligentsia médiatique. Cela ne sera pas facile.
Peut-être faudra-t-il la fin du cycle caquiste – qui pourrait durer 10-15 ans – avant de voir rejaillir sur la scène électorale un parti se revendiquant explicitement de l’identité canadienne-française.
Merci d’exprimer un accord global avec le portrait que je dresse. De plus en plus de gens s’accordent sur ce constat. Ceci dit je comprends bien les réserves et appréhensions que vous exprimez.
Vous avez sans doute raison de penser que le référendisme n’aurait jamais vu le jour sans la révolution tranquille. Il est aussi vrai qu’on ne peut réduire à une seule cause l’érosion continue du grand potentiel national qui arrivait à maturité vers 1967, un phénomène complexe qui s’étend maintenant sur plus d’un demi-siècle.
Mais, à la fin du processus, une nation socioculturelle qui revendiquait le droit historique à maîtriser son destin s’est trouvée déplacée par une nation civique, plurinationale et multiculturaliste, jusqu’à exclure la première de toute reconnaissance statutaire. Une exclusion entérinée par la loi 99, je ne vous apprends rien.
Contrairement à la légende, l’État du Québec a toujours fait partie du dispositif de domination fédérale. Tenu par les griffes menaçantes du grand frère d’Ottawa, il s’est toujours arrangé pour éviter le conflit. C’est ce que le PQ a fait, à l’instar de tous les autres partis. L’identité québécoise devenue graduellement multiculturelle, plurinationale et chartiste, tout en se défendant de l’être, accuse sa subordination politique. Il faut se dire une chose, les gains que nous pourrions faire auprès de l’État du Québec seront toujours à son corps défendant, et ils ne se réaliseront que si nous l’assiégeons de l’extérieur comme s’il s’agissait d’un bastion à prendre. Autrement dit, les Canadiens-Français doivent se redonner du poids politique.
D’apparence assez proche de la nation canadienne-française de 1960 à 1972, la nation québécoise, intrinsèquement plus ambiguë, car elle pouvait vouloir dire deux choses bien différentes, a fini par devenir ce qu’il fallait craindre : une nation dans laquelle se dissolvait la nation porteuse du projet de libération. Pour cette raison, on ne peut adhérer à l’idée qu’une existence politique distincte pour les Canadiens-Français est interchangeable avec l’identité québécoise. Il faut revenir à la clarté des enjeux.
Par ailleurs, la plupart des appréhensions que vous évoquez dans votre commentaire sont des obstacles surmontables ou, peut-être, un manque de compréhension de notre projet.
Pourquoi dites-vous qu’un Africain ne pourrait pas devenir canadien-français après une ou deux générations ? Il ne faut pas prendre Canadien-Français comme figé dans le passé. Les Canadiens-Français ont pour bassin les Québécois francophones d’aujourd’hui, peu importe leur nation d’origine. Les premiers intéressés sont ceux qui réalisent que leur identité s’est perdue dans la construction d’une nation québécoise artificielle formatée sur des critères mondialistes. Il faut les rassembler en leur expliquant que nous demandons ce qui a été accordé à onze autres nations, en tenant compte bien entendu des différences qui s’appliquent. Nous avons encore le nombre qui nous évite un repli sur soi réactionnaire. Mais notre position est fragile. Et pour améliorer notre performance en tant que nation d’élection, nous devons accroître notre pouvoir d’attraction, ce qui ne peut se faire en définitive que par la puissance que nous projetons. Il faut donc s’affirmer. Et pour mieux le faire, il nous faut réclamer les protections accordées aux minorités, ceci tant que notre réalité politique sera d’abord configurée par notre appartenance au Canada. Ce type de revendication ne peut être mené à bien que par les Canadiens-Français organisés. J’y reviendrai d’ailleurs avec Céline Lebel à Radio Infocité, jeudi le 11 février à 19h30.
Selon moi, l’heure est venue de sortir du commentaire politique, autant que cesser de se constituer captif d’une allégeance partisane. En revanche, une action politique indépendante, authentiquement nationale et axée sur nos intérêts existentiels est très souhaitable. Notre proposition est claire et mobilisatrice. C’est une proposition qui pourrait devenir le poil à gratter de tous les acteurs politiques. Des élections sont prévues pour 2022 et d’autres échéances se présenteront, que ferez-vous ?
Extrait :
« En l’état actuel, la poursuite de l’« expérience québécoise » mène ainsi à une totale assimilation. Il nous faut d’urgence exiger des changements statutaires majeurs. Au premier chef, obtenir une modification de la loi 99 (2000) de manière à ce que soit reconnue la nation canadienne-française, française de langue et de culture, et que lui soient accordés en conséquence droits, appuis et protection de la part de l’État du Québec.
Cette modification devrait prendre la forme d’un nouveau considérant :
CONSIDÉRANT l’existence de la nation canadienne-française, fondement du peuple québécois, nation de langue et de culture française, jouissant de droits consacrés issus du Canada de la Nouvelle-France, et notamment du droit d’aménager l’espace juridique, politique, institutionnel et public du Québec de manière à lui permettre de refléter son identité nationale, à pouvoir la transmettre et à la faire s’épanouir; »
https://gilles-verrier.blogspot.com/2020/12/communique-la-federation-des-canadiens.html
Il y a en effet incompréhension de ma part.
Si le seul critère pour qu’un immigré devienne canadien-français est la maîtrise de la langue, en quoi votre projet nationaliste se distingue-t-il du patriotisme civique québécois de type péquiste ?
Et qu’est-ce qui constitue selon vous un « repli sur soi réactionnaire » ?
Jugez-vous que l’aspiration que les descendants des colons ayant fondé la Nouvelle-France demeurent majoritaires sur le sol de leurs ancêtres est légitime ?
Quant à la stratégie électorale à adopter en 2022, tout dépendra de la situation. Notons que le Parti conservateur du Québec (PCQ) opérera un retournement identitaire par la plus que probable victoire d’Éric Duhaime à la chefferie du parti. C’est une potentielle voie à explorer, bien qu’elle soit loin d’être idéale. Mais la situation électorale est telle que toute attaque contre le politiquement correct ambiant mérite d’être encouragée, même par un parti dont la feuille de route est historiquement plus que problématique.
« Si le seul critère pour qu’un immigré devienne canadien-français est la maîtrise de la langue, en quoi votre projet nationaliste se distingue-t-il du patriotisme civique québécois de type péquiste ? »
Comment pouvez-vous honnêtement ramener l’identité canadienne-française à la seule maîtrise de la langue ? Êtes-vous de bonne foi ? Vous savez bien que c’est l’identité québécoise, « two nations at war » (Durham) désormais fusionnées dans une communauté de destin, qui fait d’une supposée « langue commune » le liant national.
« Et qu’est-ce qui constitue selon vous un « repli sur soi réactionnaire ? »
Bonne question qui m’amène à préciser. Les Canadiens-Français de souche sont aujourd’hui à 60 % de la population. Avec leur minorisation progressive, ils pourraient rejoindre dans leur attitude future le repli sur soi réactionnaire des nations pré-européennes qui idéalisent le passé et acceptent peu d’apports de l’extérieur, sinon aucun. Autrement dit, former une nation métaphorique et folklorique. C’est ce qui nous guette.
« Jugez-vous que l’aspiration que les descendants des colons ayant fondé la Nouvelle-France demeurent majoritaires sur le sol de leurs ancêtres est légitime ? »
Légitime ou pas, c’est un peu une fausse question car toute la réalité démo-linguistique nous entraîne à grands pas dans le sens contraire. À défaut d’être reformulée en termes de revendication politique, une pétition de principe ne changera rien. Pour redonner du tonus à une nation menacée dans son être même, il y a urgence de réclamer la reconnaissance statutaire de la nation canadienne-française par l’État du Québec. Voilà un premier pas vers un possible retournement des choses. Mais si je comprends bien, vous ne seriez pas d’accord ? La « résistance nationaliste » que vous voulez incarner voudrait plutôt se mettre au service d’un Éric Duhaime sans qu’il s’engage à défendre un amendement à la loi 99 pour reconnaître la nation canadienne-française ? Serait-ce là la limite de votre ambition ?
Riche commentaire que je commenterai à mon tour.
Le point tournant de la québécitude, d’un point de vue statutaire, me semble bien le référendisme. Par lui, on voulait transférer, de manière irrémédiable, le droit à l’autodétermination de la nation canadienne-française à l’ensemble du peuple québécois bientôt reconnu (par la loi 101) plurinational, multiculturel et bilingue. D’un point de vue sociopolitique cependant, oui, l’idéologie néonationale des années 1960 est à la source de la dénationalisation des Canadiens-Français. Mais il faut néanmoins admettre que la Révolution tranquille s’est faite en détournant le nationalisme canadien-français et que ce n’est qu’à partir de 1968 que l’idéologie progressiste prend le dessus. Tous les partis (UN, PLQ et PQ) laissent alors croire que pour s’émanciper politiquement, les Canadiens-Français doivent se dire Québécois. C’était la condition sine qua non pour que les Lévesque et Bourassa nous mènent soit au Grand Soir, soit au renouvellement de la Confédération.
Au final, on se rend compte que l’objectif de tout ce beau monde se résumait à cela : régler le problème canadien-français en faisant naître un peuple nouveau et inclusif, une société québécoise libérale telle que nous la connaissons aujourd’hui.
Selon vous, devenir Québécois était néanmoins nécessaire pour nous donner une conscience territoriale. En Occident, ça ne se passe pourtant pas ainsi d’habitude. C’est la nation qui donne ou redonne son nom au territoire qu’elle entend faire sien, et non l’inverse. En l’occurrence, le Québec aurait dû redevenir formellement le Canada-Français. Mais cela, ça ne cadrait pas avec le projet de peuple nouveau des progressistes et ça, ça attaquait directement les fondements de l’État canadien, son identité nationale, de même que sa personnalité internationale. C’eut été un acte qui eut mis le feu aux poudres chez les Anglais, car faire renaître le Canada-Français aurait signifié l’échec de la Conquête.
Un nom a toujours une importance cruciale : la Bretagne n’est pas l’Armorique, la Gaule n’est pas la France et le Québec n’est pas le Canada-Français. À la base même de la québécitude qui s’intègre si bien au multiculturalisme canadien, se retrouve le bon vieux « bonententisme » collabo de naguère.
Reste la question de la reconnaissance de la nation canadienne-française que vous réduisez encore à une question raciale ou folklorique, comme pour rajouter une difficulté qui n’a pas lieu d’être. Les Canadiens-Français forment certes une ethnie qui a su assimiler bien des éléments hétérogènes au fil des siècles, mais plus que cela, ils forment une nation. Depuis 1763, nous jouissons de droits collectifs et de prérogatives que nous avons su étendre et qui nous sont propres (notre langue, nos institutions et nos lois). Au Québec, dans cette structure coloniale établie pour nous circonscrire, nous avons réussi à définir un espace juridique et social si cohérent que certaines minorités ont même pu choisir de s’y intégrer. En 1968, nous aurions pu parachever cette reconquête par la reconnaissance internationale d’un État national canadien-français, mais nos élites progressistes, à dessein, nous ont imposé l’imposture québécoise, le plurinationalisme bilingue de la québécitude.
Aujourd’hui, alors que nous sommes en passe d’être minoritaires au Québec, il faut tout de même agir. Le peuple québécois poursuit son évolution et nous n’avons plus de contrôle sur son avenir. L’indépendance du Québec n’a ainsi plus de sens, de même que le renforcement de l’État du Québec qui ne nous représente pas. Pour agir de nouveau, il faut intégrer la réalité juridique et politique de ce peuple québécois en faisant statutairement reconnaître la nation canadienne-française comme partie de ce peuple. Ainsi seulement pourra être établie la responsabilité première de Québec et d’Ottawa quant à notre épanouissement national, un peu comme ces gouvernements assurent celui de la communauté québécoise d’expression anglaise ou celui des Premières Nations.
En clair, récupérer la jouissance de nos impôts afin de défendre nos intérêts nationaux, soit en remettant sur pied des institutions qui nous soient dédiées, soit en exigeant le respect de notre héritage identitaire, pensons seulement à l’enseignement de notre histoire nationale, par exemple.
Exister enfin dans cette réalité plurinationale dans laquelle nous vivons, voilà ce que nous proposons.