Lemoyne d’Iberville

Par Mathieu Plourde Turcotte


 

Alors que les possessions françaises dans les Antilles étaient une manière pour les colons, les soldats, etc. de s’enrichir grâce aux plantations de cannes à sucre, la Nouvelle-France était délaissée des opportunistes et était ainsi devenue, à la fin du 17e siècle et début 18e siècle, une fierté militaire. Comme une preuve pour tous que la France avait été et était toujours à ce moment une grande puissance maritime et terrestre. Pierre LeMoyne d’Iberville, l’homme de la mer, est l’un des rares nobles à y être né et donc à y avoir développé un sentiment d’appartenance bien plus vital que le simple orgueil militaire. Son Père, Charles LeMoyne, marié à l’église Notre-Dame sur l’île de Montréal par le père jésuite Claude Pijart1 , est un héros tout aussi important pour le maintien de la très fragile Ville-Marie naissante que ne le seront ses douze fils qui ont joué presque tous un rôle déterminant au sein de la colonie. L’attache à la terre patrimoniale, nous le verrons, guide l’œuvre de Pierre LeMoyne d’Iberville tout du long de sa vie. En complément de cette défense acharnée de sa terre natale, l’on peut aussi déduire que l’adoption et l’admiration de son père par les Iroquois, tribu complexe naviguant entre les alliances, mais plus souvent ennemi des Français, préfigure l’acuité de la compréhension du monde des sauvages dont Pierre LeMoyne d’Iberville fit preuve tout au long de sa carrière militaire. Rappelons à titre informatif que lors de la Grande Paix de Montréal de 1701, 39 tribus amérindiennes approuvèrent, par la signature d’une entente, la nomination du gouverneur français comme intermédiaire pour régler les conflits entre les différentes tribus amérindiennes. Nul doute que le fils d’un adopté par les Iroquois qu’est LeMoyne d’Iberville a contribué à transmettre la tradition de cordialité auprès de ces peuples et qu’il n’y est pas pour rien dans cette « nomination ». Comme quoi, le militaire LeMoyne d’Iberville ne servit pas qu’à l’expansion du territoire français.

Les victoires militaires de Pierre LeMoyne d’Iberville, là où ses prédécesseurs s’étaient souvent cassés les dents, aux campagnes de la baie d’Hudson, de la baie James, de Terre-Neuve, de l’Acadie, visaient toutes à protéger Ville-Marie, soit en protégeant l’accès au fleuve Saint-Laurent qui menait à Ville-Marie, soit en privilégiant l’accès à des zones où la fourrure de grande qualité se vendait à prix d’or dans la plaque tournante de ce commerce qu’était Ville-Marie.

Maître des batailles d’hiver, LeMoyne d’Iberville se spécialisait dans le raid éclair. La seule bataille que d’Iberville ne put mener pour protéger Ville-Marie fut celle de s’en prendre à New York et Boston, peut-être même la Caroline. Ce n’est pas à défaut d’avoir voulu s’y attaquer. Les pépins de santé (fièvre paludéenne), le mauvais temps sur la mer, la cour royale indécise, qui branle dans le manche, qui est revenue sur ses propres ordres, la flotte affaiblie (un peu plus tard au XXIIIe siècle, la traversée de l’Atlantique causait plus de morts que les combats eux-mêmes et l’on ne parle pas de l’encasernement qui facilitait la discipline, mais aurait favorisé la propagation des épidémies2 ), expliquent en bonne partie l’abandon du projet.

Le projet de déstabiliser Boston et New York, qui a longtemps été remis aux calendes grecques, n’a pas été conçu par LeMoyne d’Iberville. Le gouverneur Callières (futur gouverneur à l’origine de la paix de Montréal de 1701) avait fait pression en ce sens dès 1689, suite au massacre de Lachine par les Iroquois. Massacre qui a certainement eut lieu parce que les Anglais les fournissaient en armes à feu. Du moins c’est ce que Callières, LeMoyne, Champlain croient à ce moment. Le gouverneur Champlain avait ensuite reçu l’ordre de suivre le plan Callières, de conduire devant New York quinze cents hommes, pendant que deux vaisseaux de guerre la bombarderaient et couperaient les communications par la mer. L’été suivant (1690) au moment venu d’exécuter le plan, la cour royale changea d’avis.3 Le Gouverneur Champlain n’abandonna pas. Et la cour parut de nouveau donner l’ordre d’exécuter le plan en laissant le mieux instruit de la tactique d’alors selon Sa Majesté, Lamothe Cadillac (alors futur fondateur de Détroit), passer en France pour lui permettre de « s’emparer non seulement de New York, mais aussi de la Nouvelle-Angleterre. »4 Une attaque fut lancé l’année suivante (1691) mais bien plus modeste, elle concerne le port de Shenectady sur la rivière Tenonanatche au nord d’Albany (Fort-Orange), point névralgique à l’époque du commerce anglais avec les Iroquois. À Boston et New-York, l’effet de surprise aurait déjà été dissipé, car l’alarme avait retentit du côté anglais quant à la possibilité d’une attaque française. Le climat, la mauvaise préparation des combattants ainsi que la maladie contribuèrent à repousser à plus tard l’attaque. Donc, pas d’attaque, mais une peur bleue d’une attaque française s’installa dans la colonie anglaise.

Plus tard, plus exactement en 1700, LeMoyne d’Iberville, de retour de la Louisiane où il avait eut des ennuies de santé, accosta à New-York sans s’annoncer, encore moins attaquer, peut-être pour espionner, se soigner ou commercer, probablement le tout.

Cette attaque voulue essentiellement contre Boston dans le but de déstabiliser New-York et réclamée par Pierre LeMoyne d’Iberville auprès de Jérôme Phélypeaux comte de Ponchartain entre 1701 et 1705 n’innove en rien. Loin d’avoir été imaginé par un mégalomane, le plan conçu par LeMoyne d’Iberville était seulement adapté à un nouveau contexte, celui de la Grande Paix de Montréal et probablement aussi adapté à ses aptitudes disons « sauvages » parce que très débrouillard avec les Amérindiens et avec la navigation dans des conditions loin d’être aisées pour dire le moins, mais aussi hivernales et tacticiennes. Il semblerait que la fin du 17e siècle fut une ère glaciaire généralisée. Drôle de moment pour s’aventurer dans le grand Nord. En même temps, plus il fait froid plus la fourrure est de qualité. L’attaque devait se tenir en hiver au moment où les colons et marchands rangeaient leurs armes parce que la saison de la chasse était finie et que La Nouvelle-France leur semblait endormie par l’hiver. Les nouvelles alliances avec quatre des cinq tribus iroquoises lui permettraient, croyait-il, d’être épaulé dans ce combat, ne serait-ce qu’en bluffant comme il en avait le secret. Combien de vies auront été sauvées par les ruses guerrières de LeMoyne d’Iberville ? Répondre serait présomptueux. Il n’y avait néanmoins rien de surhumain ou d’immensément audacieux dans chaque bataille matériellement d’un autre temps. Rappelons que Boston et New York, bien que plus populeuses que les bourgades de Nouvelle-France, n’étaient pas encore des puissances aussi bien établies qu’elles n’allaient le devenir par la suite. La flotte française rivalisait. Les victoires de LeMoyne d’Iberville dans les batailles pour le contrôle de baie d’Hudson, de la Baie-James, de Terre-Neuve, de l’Acadie, le prouvent amplement. Il va sans dire que Boston et New York étaient plus surveillées et que les attaquer déclencherait une réplique contre laquelle rien ne devait être laissé au hasard.

Le but de cette bataille était d’empêcher les transactions d’armes entre Anglais et Iroquois, mais surtout les Agniers (absents lors de la signature à la Grande paix de Montréal de 1701). On visait ainsi à mettre un frein à la terreur que semaient les Iroquois parmi les Amérindiens, mais aussi à Ville-Marie. Autrement dit, Ville-Marie peinait à se développer en raison de ce commerce d’armes à feu entre Anglais et Iroquois. Il semblerait que pour les Iroquois de ce temps la guerre fut un rituel funéraire qui visait à capturer pour remplacer des morts. Ainsi, certains captifs étaient adoptés et devenaient même parfois le parent de substitution, parfois aussi des esclaves (oui, certaines tribus de cette époque utilisaient l’esclavage pour leur besoin)5 . Pour les Iroquois, la guerre est un rite funéraire. La perte d’un être cher, surtout s’il s’agit d’une femme, est comblée par la capture de prisonniers.6 Un Iroquois tombe au combat parce qu’il va à la guerre. Besoin d’un remplaçant. Besoin d’une guerre, d’un raid, de captifs pour remplacer l’homme tombé au combat. Plus les Iroquois vont à la guerre, plus ils ont besoin de remplaçants, donc, de captifs, donc d’aller à la guerre. Ça apparaît sans fin. Le principe est le même avec la maladie. Le mort de la variole doit être remplacé. Donc, les guerres suivent souvent les infections. Certaines tribus, autres que les Iroquois, auraient plutôt opté pour le sacrifice humain afin d’apaiser les maladies conçues, de leur point de vu, comme étant la colère des Dieux. La déduction d’un LeMoyne d’Iberville voulant que la vente d’armes, tout comme la vente de boissons alcoolisées, leur serait fatal prend tout son sens. La colonie française dépendait à ce point de la survie de ces tribus, notamment pour se défendre, commercer, vivre, que leur avantage résidait dans l’apaisement des conflits.

Durant les tergiversations entourant cette attaque qui restera à l’état de projet, Pierre LeMoyne d’Iberville fut muté vers La Nouvelle-Orléans. Le but officiel : trouver l’embouchure du fleuve Mississippi, dont il entendit parler en croisant sur sa route, par le passé, René-Robert Cavelier de La Salle, qui lui avait découvert l’embouchure du Mississipi par le Nord, mais pas par la Nouvelle-Orléans comme le fera LeMoyne D’Iberville. Par le Mississipi il y avait moyen de remonter vers les Grands-Lacs, donc Ville-Marie, et ainsi prendre le contrôle de ce grand territoire, irrigué par des rivières et commercialement très rentable. Le but officieux : la prise de possession d’un aussi grand territoire que la Nouvelle-France d’alors s’imposait dans l’esprit de LeMoyne d’Iberville parce qu’il s’agissait du seul moyen d’éviter que la perfide Albion, via la liberté de commerce, arme les tribus amérindiennes les unes contre les autres et qu’ainsi elles s’entretuent. LeMoyne d’Iberville n’allait pas chercher les raisons de sa motivation bien loin : ce procédé d’armement des différentes tribus dans le but qu’elles s’entretuent fut utilisé sur sa terre natale. D’Iberville note, à cette époque, que le même procédé était déjà bien entamé là où se rendaient les colons anglais, implantés le long du Mississipi. On n’a qu’à penser au massacre de Lachine de 1689 par les Iroquois, massacre d’une centaine de Canadiens dans un coin de pays qui n’en comptait pas beaucoup plus d’un millier, donc environ 10% de la population tuée, massacre dont d’Iberville a certainement entendu parler, pour comprendre les raisons qui le motivaient de rompre à la source l’armement de ces tribus qui peuplaient le territoire souvent supervisé par les militaires français.

Tout laisse croire que d’Iberville est mort à La Havane. Toutefois, l’endroit de sépulture et la raison de sa mort ne sont pas déterminés ou prouvés hors de tout doute7 . Connaissant la destinée du personnage digne d’un roman d’aventures que l’on croirait exagéré s’il n’y avait pas de solides preuves pour attester de la véracité de ses exploits, qui sait ce qui serait réellement advenu de lui ? Pourquoi pas ancêtre de Fidel Castro, donc de Justin Trudeau ? Preuve ultime que la génétique se corrompt. Blague à part, le mystère LeMoyne d’Iberville intacte laisse l’imagination travailler dans la plus parfaite tradition aventurière, imprévisible, ingénieuse, celle qu’il aura laissée concrètement à ses descendants par le truchement providentiel de son devoir militaire.

 

1Pierre Le Moyne d’Iberville, Frégault, Guy, Fides, collection fleur de lys, Ottawa, 1968, p.30

2Docteurs, guérisseurs et fossoyeurs, La médecine à Québec du XVIIe au XIXe siècle, Les services historiques six associés, Septentrion, Québec, 2015, p.35

3Pierre Le Moyne d’Iberville, Frégault, Guy, Fides, collection fleur de lys, Ottawa, 1968, p.249

4Pierre Le Moyne d’Iberville, Frégault, Guy, Fides, collection fleur de lys, Ottawa, 1968, p.249

5La Grande Paix, Chronique d’une saga diplomatique, Beaulieu, Alain, Viau, Roland, Éditions Libre Expression ltée, 2001, Montréal, p78-79

6La Grande Paix, Chronique d’une saga diplomatique, Beaulieu, Alain, Viau, Roland, Éditions Libre Expression ltée, 2001, Montréal, p76-77

7Pierre Le Moyne d’Iberville, Frégault, Guy, Fides, collection fleur de lys, Ottawa, 1968, p.269-274