Ou si ça dépend?
Le Québécois francophone et son double
Dans un petit opuscule publié pour la première fois en 1972, réédité en 2018, Jean Bouthillette1 exposait l’ambiguïté et la confusion des vocables canadiens et canadiens-français qui nous identifiaient comme peuple. Son remède, l’adoption du vocable québécois, qui serait dans son esprit à l’usage exclusif des ex-Canadiens-Français, était une transition destinée à clarifier notre identité une fois pour toutes. En toute justice, il faut dire que l’idée d’indépendance était en phase ascendante, mais fallait-il devancer la réalité au point de créer une nouvelle appellation « nationale » en attendant d’accoucher du pays ? À la page 29, il semble dire que si le fédéral avait reconnu deux peuples au lieu que des individus et deux langues, la situation aurait pu être différente. En d’autres termes, l’absence de reconnaissance des nations, qui aurait été une forme différente de fédéralisme, affecte d’abord les vaincus des plaines d’Abraham, plongés depuis dans la fragilité identitaire. Le passage de Canadiens français à Québécois n’a pas réglé la question. Bien au contraire. Les espoirs initiaux de Bouthillette quant à l’identité québécoise ont été trahies par le référendisme, deux ans après la sortie de son livre. L’approche référendaire faisait de tous les habitants du Québec, qui étaient maintenant Les Québécois, des victimes potentielles du fédéralisme qui pouvaient être gagnées à l’idée ou aspirer à une libération. Comme le fédéral, c’est maintenant Québec qui ne reconnaissait que des individus.
La confusion insurpassable de l’identité québécoise
De nos jours, Mathieu Bock-Coté est-il Québécois spécifique ou un Québécois générique ? Ou serait-il abonné aux deux identités ?
Chez Jacques Parizeau, Lucien Bouchard, Jean-François Lisée et Bernard Landry, on se dit civique. Prenons Bernard Landry. Dans sa chronique du 3 octobre 20072, il nous fait sourire en prenant le contrepied du René Lévesque des années 19663 et 19684 :
« L’usage du mot “nous” pour désigner les membres de la nation civique québécoise est incontournable : il englobe toutes les personnes de citoyenneté canadienne — et j’espère bientôt québécoise — qui habitent notre territoire. »
Le Québécois et son double
La version officielle de l’identité québécoise est bien sûr celle de Landry, c’est elle aussi que reprend aussi Bock-Coté de temps en temps. Mais dans sa chronique du 28 juillet 20215, on dirait que Bock-Coté écrit comme s’il n’avait jamais lu Landry. Pour prendre un exemple de ce qu’on pourrait appeler le Québécois et son double, selon MB-C, ne seraient plus qualifiables de Québécois que les « Québécois francophones » ! Bock-Coté devient ici un « spécifique », un nationaliste civique retourné. À la fin de l’article, un Québécois est un Québécois francophone.
Or, parler français, se dire Québécois francophone, n’est pas une identité nationale. Ce n’est pas une identité reconnue par Québec et Ottawa. Mais la crainte d’être taxé de « nationalisme ethnique », ce qu’il parvient à éviter, empêche peut-être notre chroniqueur de se proclamer franchement Canadien-Français. Pourquoi se réclamer de trois cents ans d’histoire, quand on peut se dire nationaliste en en réclamant cinquante ?
Rappelons-le encore une fois. Les « Québécois francophones » ne forment ni un peuple ni une nation. En revanche, les Canadiens-Français forment une nation sociologique, culturelle et historique. En dépit de cette réalité, monsieur Bock-Coté monte au créneau chaque fois qu’il le peut pour décrier le retour d’une expression publique indépendante des Canadiens-Français. Quelle horreur !
Québécois francophone GO, Canadien-Français NO GO…
Quand mettra-t-on de l’ordre dans la confusion de l’identité québécoise ?
Alors, oui, quand mettra-t-on de l’ordre dans l’identité québécoise ? Quand cessera-t-on de parler « des deux côtés de la bouche » ?
Chose certaine, M. Bock-Coté peut se rassurer. L’identité québécoise officielle, celle des Bouchard, Landry, Lisée, Parizeau, avec la loi 99 pour la consolider, ne mourra jamais. Il ne faut pas crier au loup et craindre la disparition de la « nation québécoise », comme le redoute MBC :
« Ce dont on parle désormais, même si on le fait en chuchotant, pour ne pas se faire traiter de raciste ou de ringard, c’est tout simplement de la survie du peuple québécois. »
Comme elle est composée de 20 % d’anglophones en croissance démographique, et qu’ils sont aussi Québécois que quiconque habite le Québec, l’identité québécoise a de beaux jours devant elle, elle ne court aucun risque de disparaître. Même si elle était un jour à 50 % de langue anglaise, ce serait toujours de la nation québécoise dont il s’agirait. Les anglophones étant des Québécois, leur statut a été consacré par la loi 99 (2000), ils sont nos compatriotes, les membres d’une seule et même nation québécoise. Mathieu Bock-Coté fait-il mine de ne pas le savoir ?
Il poursuit :
« On pourrait même, pour parler très honnêtement, reconnaître que les vagues migratoires précédentes ont bien davantage renforcé les anglophones que les francophones au Québec. »
Qu’à cela ne tienne ! Les anglophones et leur langue jouissent de droits consacrés au Québec, à titre de Québécois de plein droit. Ils font partie d’une nation civique avec les immigrants et les Québécois francophones. Il ne peut y avoir de remplacement de population au Québec, vu le sens de la loi 99 (2000). Les immigrants y sont considérés comme des Québécois, dont l’apport positif est reconnu et souligné. Si on peut parler de la France comme subissant un Grand remplacement, l’expression est plus douteuse au Québec, dans le contexte de lois statutaires adoptées notamment par le Parti québécois et de l’appartenance du Québec au Canada.
« Le mépris des Québécois est de retour, comme s’ils étaient de trop chez eux. »
On sent bien ici le sens restrictif, pour ne pas dire ethnique que Bock-Coté veut donner au vocable québécois. Les Québécois anglophones et immigrants anglophones ne peuvent pas être contre les Québécois puisqu’ils en sont eux-mêmes.
Mais ne serait-il pas plus clair de désigner ces Québécois francophones ethniques comme les Canadiens-Français qu’ils sont ? Un retour à la réalité qui cesserait de les réduire à leur seule dimension linguistique pour reconnaître enfin (de nouveau) leur plénitude nationale.
Et donc, dans votre cas, vous définissez-vous comme « spécifique » (Québécois francophone) ou « générique » (Québécois comme tous les habitants du Québec) — ou ça dépend des jours ? Ça dépend du contexte ? Ça dépend de qui parle ?
Jamais une identité aux prétentions nationales n’aura-t-elle eu autant de mal à se définir. Elle est marquée par une inextricable confusion.
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1. « Le Canadien français et son double » de Jean Bouthillette (1972), qui invoquait l’ambiguïté du vocable Canadien français pour faire passer l’identité québécoise vaut bien une parodie.
2. Le véritable « nous » https://www.ledevoir.com/opinion/idees/159180/le-veritable-nous
3. « Il est une chose certaine, je le répète, c’est que nous sommes un peuple, nous, les Canadiens français. Peuple ou nation, nous sommes un groupe humain avec sa propre culture, sa langue, ses traditions, son habitat géographique qui a été marqué par nous autres : Jacques Cartier à Gaspé et le Père Albanel à la baie d’Hudson, et tous ceux qui sont venus après. C’est à nous autres le Québec, historiquement et à tous les points de vue qui peuvent compter dans l’histoire du monde. Nous sommes autant un peuple que n’importe qui, et beaucoup plus que de nombreux autres peuples qui ont atteint un statut que nous n’avons pas. » René Lévesque, L’Actualité, 1966
4. « Nous sommes fils de cette société dont le cultivateur, notre père ou notre grand-père, était encore le citoyen central. Nous sommes aussi les héritiers de cette fantastique aventure que fut une Amérique d’abord presque entièrement française et, plus encore, de l’obstination collective qui a permis d’en conserver vivante cette partie qu’on appelle le Québec. Tout cela se trouve d’abord au fond de cette personnalité qui est la nôtre. Quiconque ne le ressent pas au moins à l’occasion n’est pas ou n’est plus l’un d’entre nous. Mais nous, nous savons et nous sentons que c’est bien là ce qui nous fait ce que nous sommes. C’est ce qui nous permet de nous reconnaître instantanément où que nous soyons. C’est notre longueur d’onde propre sur laquelle, en dépit de tous les brouillages, nous nous retrouvons sans peine et seuls à l’écoute. C’est par là que nous nous distinguons des autres hommes, de ces autres Nord-Américains en particulier, avec qui nous avons sur tout le reste tant de choses en commun. » René LÉVESQUE, Option Québec, 1968