L’action diplomatique française cumulant en 1701 avec la signature du traité de la Grande Paix était certainement intéressée et essentielle pour la colonie, mais quand même basée sur des générations de fréquentations dans un environnement politique amérindien que les anthropologues pourraient exactement catégoriser, sans doute similaire, hormis pour la géographie – incluant le climat – à ce qui se retrouvait à l’époque en Afrique, ou plus exactement au XIXe siècle. Disons cueilleur-chasseur de type paléolitique. Dans cet environnement politico-sociologique, la paix était accompagnée de commerce, d’échanges et sa rupture donnait lieu à des conflits plus ou moins «ritualisés». La présence européenne, particulièrement française vue sa pénétration continentale, est venue changer la donne, radicalement, par son appétit de fourrures et son offre de marchandises européennes métalliques d’un grand intérêt, coutelleries, ustensiles, fers de hache, chaudrons propres à révolutionner l’ordinaire des populations amérindiennes.
Naturellement, la grosse différence entre les deux situations est au niveau européen : France pré-révolution française pour l’Amérique, France en cours d’industrialisation pour l’Afrique.
Donc, la présence française a tout changé, en réalité, pour les Amérindiens, très perceptifs des réalités commerciales. Et cela a fait tache d’huile vers les Pays d’en Haut à mesure que les populations de castor étaient décimées. Ainsi, sur fond d’intérêts commerciaux partagés, les Français ont acquis une influence politique considérable au fil du temps et la qualité de leurs rapports avec leurs partenaires commerciaux, leur constance en tant qu’alliés politico-militaires, leur a acquis au fil du temps un prestige et un rôle incontournables, de telle sorte que 40 tribus d’une grande partie du continent sont venues à Montréal, les plus éloignées moins familière mais influencées par leurs voisines.
Ce commerce n’était pas que transactions entre commerçant et clients. Il y a tout l’aspect de la vie partagée avec les voyageurs depuis Champlain.
À ne pas négliger non plus l’influence des missionnaires, vecteurs de civilisation, opérant au niveau de la spiritualité, très importante pour les Amérindiens et sans doute une influence profonde sur leurs décisions, sur l’évaluation de leurs partenaires français.
La Paix de 1701 marque à peu près la mi-temps de la période coloniale française, du régime français et représente la «cristallisation» de l’Amérique française encore inscrite de nos jours dans la géographie du continent. Sans elle, il n’y aurait pas eu de révolte de Pontiac trois générations plus tard et ce dernier n’aurait pas appelé le roi de France son père, avec tout le poids psychologique et politique que le terme indique. Les amérindiens alliés de la France se concevaient alors sujets du Roi de France, lui vouant fidélité et demandant sa protection. Du côté français, un amérindien devenait sujet français par l’alliance politique ET la conversion. «Nos fils marieront vos filles».
La Paix de 1701 est une culmination, un couronnement. Elle ne peut être décrite que de façon superlative. Les Amérindiens ne concevaient plus leurs contrées sans nos ancêtres. Déjà à cette époque la différence de l’attitude à leur égard des colons anglais – à une pognée d’exceptions près dans la première époque, dont le fondateur de la Pennsylvanie William Penn – clarifiait les choses. Cet événement marque la réalité du concept d’»Empire fantôme» (Philip Marchand, 2008). Fantôme à cause de la Guerre de Sept Ans, qui a tout changé, qui a donné naissance à l’empire britannique dans l’ombre duquel nous vivons toujours aujourd’hui.
Cet épisode superlatif de notre histoire démontre – s’il est encore nécessaire de le faire – que notre rencontre avec les Amérindiens était la meilleure chose qui pouvait leur arriver dans le contexte de la découverte des Amériques par des explorateurs mandatés de trouver un nouveau chemin vers l’Orient, sa soie et ses épices après la chute de Byzance aux Ottomans qui bloqua la route de la soie. Cette quête fut une véritable obsession pour les monarchies atlantiques, Espagne, Portugal, Angleterre et France, obsession financée par les marchands qui avaient perdu leur source d’approvisionnement de marchandises.
Après la chute de Byzance vinrent la réforme protestante puis les guerres de religion, autant de dynamiques européennes qui allaient mettre la table à la création d’empire mondiaux : le portuguais, l’espagnol, le hollandais, l’anglais et le français. Le succès des deux premiers en Amérique, les galions chargés d’or qui allaient en faire de nouvelles puissances firent quelque peu oublier le lointain Orient, mais pas réellement ; Anglais et Français allaient continuer longtemps à s’entêter à percer le continent dans l’espoir d’y accéder. Une bourgade fondée sur la rive du Sault Saint-Louis – obstacle vers l’ouest – fut baptisée Lachine, tandis que les Anglais firent preuve d’une obstination historique sur plusieurs siècles à cherche un passage arctique vers cette même Chine, passage qui est d’ailleurs plus que jamais de nos jours un enjeu géopolitique.
L’implantation française dans la vallée du Saint-Laurent débuta comme avant-poste de la recherche du fameux passage, et aussi de mines comme les Espagnols en particulier en avaient trouvées plus au sud. Tant que la présence européenne dans le golfe du Saint-Laurent, saisonnière, avait été motivée par la pêche, les relations avec les amérindiens – souvent nomades – rencontrées avaient été idoines, peut-on supposer. En Acadie, des visites européennes au XVe siècle avaient créé un précédent et leur retour était souhaité par les Micmac de la Baie française (Fundy) ; ainsi leur chef Membertou fut accueillant des expéditions huguenotes dont Champlain fit parti comme cartographe, agent de renseignement. L’implantation des colons venus de La Rochelle dans la péninsule fut sans heurts avec les autochtones et s’établirent spontanément des relations de bon voisinage, les colons établis sur les terres fertiles du littoral respectant les forêts dont leurs voisins tiraient leur subsistance.
À l’intérieur, toutefois, la jeune et fragile colonie d’abord établie comme base d’exploration puis de trafic des fourrures, reconnues en Europe de bien meilleure qualité que celles provenant de Russie, entra immédiatement en compétition avec les marchands hollandais établis à Mannate, à l’embouchure de la rivière Hudson, à l’endroit même que l’explorateur Verrazano au service de François Ier avait en 1524 baptisé Nouvelle Angoulème, endroit redécouvert en 1609 par l’explorateur anglais Henry Hudson, qui devait par la suite concentrer au nord sa recherche du passage vers la Chine. Remontant la rivière, les marchands hollandais de Nieu Amsterdam – premier nom de New York – avaient rencontré les Agniers résidant au sud du lac Georges et entrepris avec eux du troc pour des fourrures. Les Anglais enlevèrent la place aux Hollandais en 1664 et la rebaptisèrent. Les Agniers, qui avaient déjà reçu en 1609 la visite de Champlain accompagnant ses nouveaux alliés Hurons et Algonquins, accédaient déjà au coeur de la vallée du Saint-Laurent à la recherche des meilleures fourrures du Nord en descendant la rivière que les Français nommeront Rivière des Iroquois, le Richelieu d’aujourd’hui, qui demeurera un axe stratégique jusqu’à l’avènement des chemins de fer.
Lorsque les Français s’installèrent en bonne intelligence avec leurs nouveaux alliés Atikamekw et Abénakis, ces derniers amis des Micmac, dans cette vallée qui était une zone tampon, ils modifièrent la géopolitique locale qui jusqu’alors en avait été une de compétition épisodique pour des zones de chasse motivée par les aléas du climat. Mais dès le début exista une tension de nature commerciale ; les tribus se contestaient l’accès aux partenaires commerciaux européens qui échangeaient des produits de haute utilité, principalement domestiques, et plus tard, des fusils, de la poudre et des balles de plomb, ce qui bien sûr allait totalement changer la donne. Ainsi, leur vie étaient inéluctablement destinée à changer dès leurs premiers contacts avec des Européens. La Grande Paix de 1701 démontre qu’à terme ils avaient conclu que les Français étaient le meilleur parti, même les Agniers (Mohawks) encore récemment en conflit avec les Français.
L’histoire de l’Europe avait été une longue litanie de guerres dynastiques, de monarchies souvent en équilibre précaire l’une face à l’autre sur fond de médiation papale. La prise de Byzance, par l’exode vers elle de sa classe éduquée, avait réouvert à l’Europe une fenêtre sur l’antiquité gréco-latine oubliée depuis la chute de Rome et les invasions barbares. L’emprise spirituelle d’une papauté déliquescente, lieu de pouvoir disputé par l’oligarchie de la péninsule italienne, allait en être secouée à tout jamais ; Luther la contesta, tandis que la bible traduite et démocratisée par la presse de Gutenberg apprit à lire à la populace protestante. C’est ainsi que les régions d’Europe converties au protestantisme seront les premières à s’industrialiser au XIXe siècle, leurs populations élevées par l’exercice de la lecture à un niveau propre aux activités industrielles. Bien sûr l’autre condition, la disponibilité de capital, était remplie dans les Pays-Bas et en Angleterre, enrichis par leurs empire respectifs.
La Guerre de Sept Ans sera plus tard un choc inéluctable entre deux puissances atlantiques, la France et l’Angleterre, la première continentale, la seconde insulaire, dépendante avant tout de sa marine et de ses colonies outre-mer, dont les 13 colonies américaines représentaient une importante ressource agricole et un déversoir d’un trop plein de population, notamment d’abord de sectes religieuses réformistes devenues indésirables après la restauration de la monarchie. Et bien sûr, un marché en forte croissance. La France, de son côté, avait développé un commerce triangulaire entre le golfe du Saint-Laurent et ses pêcheries et ses colonie sucrières des Antilles. L’Acadie lui assurait à peu de frais une présence sur le littoral atlantique de l’Amérique du Nord qu’elle avait raffermi avec le port stratégique de Louisbourg, tandis que le Canada avait été un fournisseur de fourrures, un produit de luxe favorisé par une période climatique de quelques siècles nommée depuis lors « petite glaciation ». En comparaison, la manne sucrière représentait pour la France 75% du produit de toutes se colonies !
Alors que précédemment les hostilités entre les colonies française et anglaise d’Amérique du nord avaient été des répercussions à distance de conflits européens, ces colonies devinrent, avec quelques comptoirs du sous-continent indien et un certain nombres d’îles balisant les routes maritimes, les objets mêmes de ce conflit globale entre deux empires, de fait la vraie première guerre « mondiale ». Cette nature lui fut insufflée par le premier ministre britannique William Pitt, véritable architecte de la politique impériale à l’époque ; les forces rassemblées pour la conquête du Canada constituaient le plus grand corps expéditionnaire anglais jamais assemblé ! C’était donc un grand coup des Britanniques pour asseoir leur hégémonie sur l’Amérique du Nord et l’effort fondateur de l’empire sur lequel le soleil ne se couchera plus.
Quel rapport avec la Grande Paix de 1701? C’est qu’étant advenu une issue différente à cette Guerre de Sept Ans, une victoire terrestre en 1757 au Hanovre cher à la nouvelle maison royale d’Angleterre ou une victoire navale française sur la côte bretonne dans la Baie de Quiberon en novembre 1759 plutôt que la perte d’un pan de sa flotte atlantique, ou encore que les défenseurs de Québec ne se soient pas rendus suite à la mort de Montcalm et aient décidé de tenir un mois de plus jusqu’à ce que l’automne chasse la flotte anglaise, le traité mettant fin au conflit en 1763 aurait pu être très différent, ainsi que la carte politique de l’Amérique du Nord, qui aurait été modelée par l’alliance franco-amérindienne. Le peuple canadien aurait été le pont par lequel les peuples amérindiens amis d’Amérique du Nord auraient eu progressivement accès à la modernité au XIXe siècle. Comme ils nous avaient appris le continent et la liberté, nous leur aurions appris la civilisation dont nous étions les héritiers, ils l’auraient absorbée à leur rythme par ses produits, par ses créations selon les avantages qu’ils en auraient perçus, comme ils avaient d’ailleurs déjà commencé à le faire très progressivement sans que leurs mœurs en soient encore affectées. L’esprit de bon voisinage, de partage du territoire et de savoirs selon l’avantage perçu déjà bien établi se serait perpétué, se développant de façons dont autant nous qu’eux auraient profité, créant une nouvelle civilisation nord-américaine hybride unique.
Oui, je rêve. Mais c’est une perte partagée ; ils ont beaucoup perdu, acculés dans leur réserves et traités comme des enfants par le ministère canadien des Affaires indiennes ; nous, et bien nous ne le savons que trop bien, nous la sentons constamment, cette plaie qui ne guérit pas.
Ceux qui cherchent un sens à la devise de nos plaques d’immatriculation, d’abord inscrite au fronton de l’hôtel du parlement de Québec par son architecte Eugène-Étienne Taché, j’espère vous avoir donné de quoi réfléchir. Il faut nous souvenir de la Grande Paix de 1701 ; elle fut encore pour trois générations le creuset d’un avenir partagé. Comprendre pourquoi elle a été oubliée, c’est aussi comprendre comment depuis la Conquête nous avons été les uns et les autres dominés, diminués.