Le Perdant, de Martin Bisaillon

Avec Le Perdant, Martin Bisaillon est celui qui prit le taureau par les cornes et finalement déboulonna le « libérateur de peuple », comme avait qualifié Lévesque à son décès le bon mais naïf Félix Lerclerc. Dans cet ouvrage d’autant plus éclairant qu’il est concis, Bisaillon documente avec force références un récit clair du leg politique consternant de René Lévesque, ce qui fait du Perdant une lecture obligée autant pour ceux qui ont vécu de près ou de loin les événements que pour les plus jeunes, qui doivent savoir.


René Lévesque est décédé à l’age de 65 en 1987, seulement trois ans avoir quitté la tête du Parti québécois, qu’il avait créé, et la politique, usé, son coeur cédant à l’âge auquel d’autres débutent leur retraite. Pierre Godin publia le premier tome de sa biographie « officielle » à la fin de 1994. Le battant de vitesse, le cinéaste et auteur Claude Fournier avait publié l’année précédente René Lévesque, portrait d’une homme seul, révélant au grand public le volet privé du personnage, que ce dernier avait jalousement protégé – et pour cause, nous fait découvrir Fournier ; disons que l’homme, parmi ceux de sa génération, faisait parti des plus « modernes » –, connu de ses seuls intimes, fort peu de gens au final, que Fournier avait mis à contribution. Fournier révélait de quoi ébranler le mythe mais n’abordait pas l’aspect carrément politique de la carrière de Lévesque, alors que Godin produisit somme toute un agiographie, à la satisfaction des fidèles de Lévesque qui avaient fait, et continuaient de faire, carrière dans son sillage.


Ce n’est qu’une décennie plus tard en 2004 que quelqu’un, finalement, se mêla de faire l’autopsie des défaites politiques du référendum perdu de 1980 et du fiasco constitutionnel de 1981 face à Pierre Elliot Trudeau. En amont de ces événements et architecte de ces deux défaites se trouvait un ex-haut fonctionnaire devenu ministre péquiste, Claude Morin qui, ayant servi à Québec sous cinq Premiers ministres et trois partis, de 1987 à 1994 publia quatre livres, dont une autobiographie, pour légitimer son parcours politique.


Avec Le Perdant, Martin Bisaillon est celui qui prit le taureau par les cornes et finalement déboulonna le « libérateur de peuple », comme avait qualifié Lévesque à son décès le bon mais naïf Félix Lerclerc. Dans cet ouvrage d’autant plus éclairant qu’il est concis, Bisaillon documente avec force références un récit clair du leg politique consternant de René Lévesque, ce qui fait du Perdant une lecture obligée autant pour ceux qui ont vécu de près ou de loin les événements que pour les plus jeunes, qui doivent savoir.


Suite à la publication du Perdant en 2004, fort mal accueilli par des commentateurs du sérail, notamment Odile Tremblay et Jean-François Nadeau dans Le Devoir, désireux de tuer dans l’oeuf le potentiel proprement révolutionnaire dans le monde québécois – et francophone – de cet ouvrage, la Fondation René Lévesque organisa soigneusement un colloque « scientifique » à l’automne 2007, question d’atténuer les dommages. Des panélistes purent y exprimer des opinions critiques sur le leg politique de Lévesque, tandis que d’autres discoururent sur sa philosophie de gouvernement – l’homme était un social-démocrate partisan de l’État-providence, comme tous les participants et sans doute la grande majorité de l’audience – ou son talent de littéraire et de tribun. La critique avait été tenue en compte, avait pu s’exprimer de façon contenue face à la chapelle péquiste réunie et on put retourner aux affaires l’esprit tranquille : la critique avait été contenue, noyée, le livre offensant ne serait pas réédité, puisqu’à l’évidence, le message bien reçu, on avait accepté d’ajouter un filet d’aigreur à la recette du souvenir ; Lévesque demeurait sympathique, il avait fait ce qu’il avait pu et, dieu qu’il parlait bien ! La captation du colloque ne fut libérée que presque cinq ans plus tard; elle est disponible sur notre page Vidéos.


Nous reproduisons ici l’Avant-propos, l’Introduction et la Conclusion du livre de Martin Bisaillon pour en faire découvrir la teneur à nos lecteurs, qui pourront ensuite voir à lire l’ouvrage au complet. Peut-être contribuerons-nous ainsi à provoquer sa réédition.


AVANT-PROPOS

Après avoir gravi une haute colline,
tout ce qu’on découvre,
c’est qu’il reste beaucoup d’autres collines à gravir.

NELSON MANDELA

Pierre Bourgault écrivait, dans Le Devoir du 21 août 1980, qu’il lui était difficile de s’attaquer au mythe de René Lévesque. L’image de l’homme était si puissante que même un intellectuel audacieux comme lui affichait certaines craintes avant de rendre publique son analyse critique du rôle de Lévesque dans la défaite des souverainistes-associationnistes au référendum de mai 1980.

C’est tout dire. René Lévesque représente encore aujourd’hui ce que Pierre Bourgault décrivait comme l’incarnation des «espoirs de toute une génération de Québécois¹». Il suffit de mentionner son nom pour constater à quel point la mémoire de l’homme est vénérée. Il fait l’objet d’un culte véritable et unanime.

L’homme était attachant; on l’a d’ailleurs souvent décrit comme le porteur de toutes les contradictions des Québécois. Il faut le faire ! J’ai beaucoup entendu, au cours de mes recherches, qu’il avait légué aux Québécois un sentiment de fierté. Comme si la fierté n’avait pas existé avant lui ! Ces gens qui l’ont idolatré jusqu’au bout ont peine aujourd’hui à admettre ses erreurs et leurs conséquences irrémédiables sur notre vie collective. Peut-être se sentent-ils solidaires de ses plus graves bévues

Un collègue à qui j’ai fait part de mon idée d’essai m’a dit, après m’avoir reconnu un certain courage: «Tu vas être barré avec ce livre !» A-t-il raison? Est-ce le prix à payer au Québec pour exprimer sa critique ? Faut-il, lorsqu’on s’est formé une autre opinion, rester coi et participer complaisamment au consensus ? Je crois que non. Il est de la responsabilité de notre génération de recracher le trop-plein d’idées reçues dont la génération précédente a voulu nous gaver.

L’heure est venue de placer le mythe devant les faits en donnant une nouvelle interprétation du passage de René Lévesque à la tête de la destinée de la nation québécoise.

__________________

1. BOURGAULT, Pierre. Le Devoir du 21 août 1980, in Écrits polémiques,
tome 1, «La politique», VLB Éditeur, 1982, p. 308.


INTRODUCTION

Mort d’un héros

René Lévesque est décédé, victime d’un infarctus, le dimanche soir du 1er novembre 1987. L’émotion des Québécois fut alors considérable. Aussitôt la nouvelle rendue publique, un élan de sympathie et même d’amour se manifesta à son égard dans de larges pans de la société québécoise. Cet homme d’État, que plusieurs appelaient par son prénom ou plus familièrement «Ti-poil», était déjà en voie de prendre une place de choix dans le panthéon québécois.

Son décès donna l’occasion aux médias de relater ses derniers instants jusque dans les moindres détails. Les ambulanciers et les médecins expliquèrent les actions entreprises pour le sauver et le pathologiste mentionna les résultats de l’autopsie. L’homme était mort d’une crise cardiaque. On apprit que ce n’était pas la première et que son coeur était déjà fort meurtri.

Des émissions spéciales furent diffusées sur toutes les chaînes de télévision. Le premier ministre Robert Bourassa lui rendit un vibrant hommage. Pierre-Marc Johnson, alors président du Parti québécois et chef de l’opposition officielle, déclara: «Tout le Québec et les Québécois sont en deuil2.» Claude Charron, qui passait par Télé-Métropole, partagea un studio avec l’animateur Pierre Bruneau de CFTM 10. Il livra un témoignage fort émouvant et plein de reconnaissance au sujet de l’homme qui l’avait amené en politique et avec lequel il avait souvent croisé le fer3. Pierre Bourgault expliqua de son côté que Lévesque n’était pas un grand démocrate, mais qu’il faudrait retenir de lui son immense compassion envers les faibles4.

De Sainte-Foy, interviewé par Télé 4, Claude Morin, l’ancien stratège du PQ, rendit hommage à un homme qui «a montré aux Québécois qu’on pouvait avoir confiance en nous-mêmes. Il nous a montré qu’on n’était pas nés pour un petit pain5».Lise Payette, dont une maladroite allusion à l’épouse de Claude Ryan avait été à l’origine du soulèvement des Yvettes en 1980, évoqua avec tristesse un homme humilié et fatigué ayant quitté la politique à genoux6.Pour sa part, l’ancien ministre Jacques-Yvan Morin déclara que le Québec avait perdu sa conscience.Le « père » de la loi 101, Camille Laurin, affirma au Journal de Montréal que Lévesque avait été «le plus grand homme politique que le Québec ait connu8». Bernard Landry ajouta: «C’est comme la perte d’un père9

Sur les ondes de Radio-Canada, Charles Tisseyre et Marie-Claude Lavallée animèrent une édition spéciale de Ce Soir. Doris Lussier y alla d’une envolée:

«Lévesque a été plus qu’un homme, expliqua-t-il, il a été un peuple. La mort le rend immortel10.» À l’écran fut affichée cette déclaration de Marcel Léger:

«René Lévesque est le plus grand premier ministre que le Québec ait connu. Il représentait l’espoir de tout un peuple11

À Ottawa, le premier ministre Brian Mulroney ‒malencontreusement affaibli par une grippe ‒ fit lire à Robert de Cotret une déclaration au parlement fédéral: «Pour toute une génération de Québécois, […] René Lévesque a su incarner la voix de la fiertél2.» Le chef libéral, John Turner, rendit également un bel hommage au disparu tandis que le néo-démocrate Ed Broadbent expliqua en anglais qu’il avait été un grand Québécois et… un grand Canadien.

Pierre Elliott Trudeau, qui fut coincé par des reporters à la sortie de son domicile, était visiblement secoué et rendit un hommage émouvant à son principal adversaire politique. Entre ces deux hommes, «notre miroir à deux faces» ‒ suivant l’expression du juriste et sociologue Gérard Bergeron ‒ s’était joué le destin du Québec. Interrogé dans un studio d’Ottawa, Jean Chrétien, qui pratiquait alors le métier d’avocat, concéda du bout des lèvres que Lévesque avait été un adversaire coriace13.

C’est de Félix Leclerc qu’allait venir la déclaration la plus élogieuse. Elle fut inscrite en guise d’épitaphe sur la pierre tombale du défunt:

«La première page de la vraie belle histoire du Québec vient de se terminer. Dorénavant, il fait partie de la courte liste des libérateurs de peuplel4

Des funérailles publiques furent tenues à la basilique de Québec le jeudi 5 novembre 1987 et rassemblèrent 2000 personnes.

En général, René Lévesque ‒ le premier ministre ‒ fut avant tout décrit comme un grand démocrate, comme l’homme ayant donné espoir aux Québécois, ayant promu avec éloquence l’idée d’indépendance, à partir de la fondation du Mouvement souveraineté-association en novembre 1967 jusqu’à la défaite référendaire de mai 1980. On le présenta également comme l’homme qui avait assaini les moeurs politiques québécoises. Sa contribution, incarnée par la loi sur le financement des partis politiques, est indéniable. René Lévesque détestait les caisses occultes et les financements douteux des partis politiques.

On affirma aussi qu’il avait été trahi, évoquant la «nuit des longs couteaux». C’est au cours de cette nuit du 4 au 5 novembre 1981, selon ce qu’on rapporta, que le Québec fut exclu de la nouvelle entente constitutionnelle conclue entre neuf provinces et le gouvernement fédéral. La félonie des fédéralistes s’était tramée pendant que la délégation du Québec dormait à poings fermés à Hull.

Dans les instants qui suivirent son décès, on l’a vu, René Lévesque était en voie de devenir un symbole de libération, un mythe. Ce n’était pas nouveau; dès 1970, Camille Laurin avait édifié, par un texte d’une désolante complaisance, le socle de la statue de son ami :

«Depuis que je travaille à ses côtés, René Lévesque me parait comprendre et ressentir dans sa chair ces contradictions de l’homme québécois qui tout à la fois lui imposent de se libérer et l’empêche d’y parvenir. C’est pourquoi il oscille lui-même entre la nuit et la lumière, l’impatience et la confiance, la tendresse et la sévérité, la mercuriale et l’appel au dépassement, lorsqu’il se parle à lui-même ou aux autres. C’est pourquoi il plonge jusqu’au fond de lui-même pour prendre conseil en temps de crise. C’est pourquoi il est pour chacun un signe de contradiction, le lieu détestation et de l’amour. C’est pourquoi, en somme,le destin ne pouvait que le choisir comme accoucheur de liberté15. »

Moi aussi j’étais en deuil

Je crois que je dois au lecteur de relater ma propre expérience lors de la mort de René Lévesque. J’avais tout juste dix-sept ans. Je m’en souviens comme si c’était hier. C’est la première journée qui restera marquée à jamais dans ma mémoire. Mes parents m’avaient souvent parlé de l’assassinat de John F. Kennedy et de la retransmission des premiers pas de l’homme sur la lune pour m’expliquer comment, en certaines occasions, des moments de nos vies peuvent se fixer dans la mémoire. Ils se souvenaient avec précision du lieu où ils étaient et de ce qu’ils faisaient lors de ces instants qui marqueraient leur vie et passeraient à la postérité.

Le matin du 2 novembre 1987, j’ai compris ce que signifiait un moment historique dans la vie d’un individu, dans la vie d’un peuple. J’ai vu ce que représentait un deuil national.

Je fus par conséquent également emporté par ce tourbillon de tristesse et de sympathie qui émanait de toutes les sphères de la société. J’étais même outré de voir Pierre Bourgault faire un bilan mitigé et critique de la carrière du défunt. Je trouvais cela inconcevable. Selon moi, cet homme était parfait! Car j’étais imprégné d’un sentiment qui m’avait été inconnu jusqu’alors. C’était une espèce de mélancolie aussi enveloppante que le crachin qui se déversait sur la foule qui attendait de se rendre auprès de la dépouille exposée dans l’ancien Palais de justice de Montréal.

Comme des milliers de gens le soir du mercredi 3 novembre 1987, j’ai attendu des heures afin de passer quelques secondes devant le cercueil de l’homme dont le nom se retrouvait, Félix Leclerc nous l’avait dit, sur la courte liste des libérateurs de peuple. Malgré la pluie, les gens avec qui j’attendais faisaient montre d’une patience qui ressemblait à de la résignation. On entendait les chuchotements de ceux qui l’avaient vu ou connu, cela dans une atmosphère lourde de recueillement. Nous allions voir Lévesque et lui rendre hommage. Et moi qui ne l’avais jamais vu en personne de son vivant, je m’en voulais. Je me disais que j’avais raté l’Histoire. Que j’aurais dû m’intéresser davantage à lui, essayer de comprendre ses actions et ses idées. Je me disais que le Québec n’avait pas mérité cet homme. Pourquoi lui avoir dit non en 1980 et le célébrer maintenant?

J’étais avec deux amis. Nous sommes passés devant le corps de cet homme à présent si serein, qui avait consacré sa vie au Québec. Nous l’avions vu dans les émissions spéciales à la télévision: luttant contre ses adversaires, optimiste puis défait, confiant puis trahi, vainqueur et enfin, perdant… «À la prochaine fois!», avait-il dit. Mais il n’y serait pas!

Au retour, le métro était bondé, les usagers étaient silencieux. Le recueillement se poursuivait. Telle était la force considérable de cet homme. Et il m’avait fait pleurer.

En somme, à part Pierre Bourgault que j’étais le premier à fustiger, peu de voix discordantes étaient venues ternir l’image de saint qu’on était en train de fabriquer à René Lévesque.

Aujourd’hui

Il est rare dans l’histoire d’un peuple qu’une telle dévotion se manifeste à l’égard d’un homme politique disparu. Il est encore plus rare qu’un tel concert d’éloges survive au décès d’un homme.

Les années ont passé. Cela fait maintenant plus de 16 ans que René Lévesque est mort. Son spectre allait pourtant m’apparaitre d’une manière fort inattendue.

Le 18 octobre 2003, alors que je regarde distraitement le bulletin d’informations télévisé, mon attention est captée par une sortie de Bernard Landry, le chef du Parti québécois et de l’opposition officielle. Il s’en prend à Jean-Herman Guay, un professeur de sciences politiques de l’Université de Sherbrooke, qui vient de déclarer, dans le cadre de la «saison des idées du Parti québécois», que le PQ devrait peut-être renoncer à certains aspects de sa doctrine pour se mettre au diapason de la société québécoise:

«Le Parti québécois doit faire le deuil de certains rêves ou de certaines cibles précises tout en se félicitant des progrès réalisés. Il a atteint une maturité certaine. S’il continue de déployer ses énergies pour fixer de nouveaux rendez-vous avec I’Histoire, il va s’épuiser dans son rêve et se marginaliser16

Après avoir remercié poliment le professeur pour sa contribution, Bernard Landry réplique vivement aux réflexions anathèmes de l’universitaire et s’emporte:

«Parce que le rêve de la souveraineté du Québec tel que René Lévesque I’a formulé six mois avant sa mort devant des étudiants de l’Université Laval, de nous donner un pays complet et reconnu, il ne me quittera jamaisl7

C’est sous un tonnerre d’applaudissements que Landry termine son envolée en dénonçant tous azimuts le gouvernement fédéral, Sheila Copps et même le nouveau nom de l’aéroport de Montréal, l’aéroport Pierre-Elliott-Trudeau! Landry ajoute que Trudeau a joué un rôle funeste dans l’histoire du Québec.

Et voilà, encore de la victimologie! En effet, quoi de mieux qu’une bonne vieille recette pour tuer dans l’oeuf un débat d’idées? Un peu de «modèle québécois», un soupçon de «Révolution tranquille» et une bonne pincée de «Grande noirceur» avec ca ? À moins qu’on préfère la table fédéraliste, où l’on se gave de «bilinguisme» et de «tolérance canadienne». Sérieusement, qui a encore envie de tous ces buffets froids ? S’il est une chose que je ne puis supporter, c’est cette tendance chez nos politiciens à utiliser sous n’importe quel prétexte des formules creuses fondées sur des mythes, et cela, à des fins purement politiques; on ne réinvente pas la roue! Brave Landry, aller évoquer à la fois la mémoire de Trudeau et de Lévesque pour museler un universitaire! On l’applaudit bien sûr à tout rompre. Autour du micro, de nombreux jeunes idéalistes se pressent. Qui a dit qu’il n’y avait personne pour reprendre le flambeau ?

Dans ce cas précis, je suis peu impressionné par l’allusion au rêve de Lévesque. Avec le recul et une meilleure connaissance de l’histoire, j’ai une tout autre opinion des actions de l’icône que celles que j’estimais incontestables lors de son décès en 1987. Je trouve somme toute que cet homme n’a été qu’un perdant de plus de notre histoire nationale. Après tout, il a affaibli le Québec, et deux fois plutôt qu’une ! Lors du référendum de 1980, bien sûr, puis lors des négociations constitutionnelles avec les autres provinces canadiennes et le gouvernement fédéral, qui ont mené à l’isolement du Québec en 1981. Je m’interroge sur la pertinence d’avoir tenu un référendum en 1980, dont le seul résultat a été de polariser notre société. Je me demande pourquoi Lévesque a suivi les conseils de Claude Morin en 1981, alors qu’il savait que ce dernier entretenait des intelligences avec la GRC et qu’il avait accepté d’être payé pour cette étrange et toujours nébuleuse collaboration? Les résultats des stratégies de Lévesque dans ces deux événements déterminants de notre histoire ont été clairement désastreux. Bref, le Québec que René Lévesque a laissé aux générations futures en 1985 était plus faible que lors de la prise de pouvoir du PQ en 1976.

Sortons des sillons tout tracés de l’histoire actuelle pour évaluer les responsabilités de René Lévesque dans l’affaiblissement du Québec. Au moment où j’écris ces lignes, une émission radiophonique, une télésérie ainsi qu’une biographie écrite par le réputé journaliste et auteur Pierre Godin ont fait plutôt l’éloge de René Lévesque. Peut-être est-ce parce que ceux qui préservent aujourd’hui la mémoire de l’icône sont ses contemporains.

L’image de René Lévesque, ce «libérateur de peuple» comme disait Leclerc ‒ il faut le faire ‒, semble inattaquable aujourd’hui. Sortirons-nous un jour des ornières historiques ? Pourrons-nous un peu regarder l’avenir sans obligatoirement nous tourner vers le passé? Et ce passé est-il mythique ou historique? L’histoire n’est-elle pas la science qui permet de séparer les mythes des faits ?

Je désire, au moyen de ce livre, apporter une nuance au tableau en esquissant une autre version du passage de René Lévesque dans l’arène politique québécoise et dresser un autre bilan de ses décisions, une analyse critique démontrant que Lévesque ne fut pas un «libérateur de peuple».

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2. CFTM 10, Ici Montréal, édition spéciale, 2 novembre 1987.

3. Ibid.

4. Ibid.

5. Ibid.

6. Ibid.

7. Ibid.

8. Le Journal de Montréal, lundi 2 novembre 1987.

9. Le Devoir, 2 novembre 1987.

10. Radio-Canada, Ce Soir, 2 novembre 1987.

11. Ibid.

12. CFTM 10, Ici Montréal, 2 novembre 1987.

13.Ibid.

14. Radio-Canada, Ce soir, 2 novembre 1987.

15. LAURIN,Camille. La personnalité collective des Québécois, Éditions du Parti québécois, 1970, p.56.

16. www.pq.org, dans la section«nouvelles».

17. Ibid.


CONCLUSION

L’idée de départ de ce livre était de répliquer à Bernard Landry quand il s’est permis d’évoquer le rêve de Lévesque pour mettre un terme à un débat d’idées qui avait lieu dans son parti. Je crois devoir répéter que je trouve absolument détestable cette manie qu’ont nos politiciens de toutes allégeances de se servir du passé à des fins politiques. Lévesque est un mythe puissant. Il dépasse déjà la réalité historique. Je sais que certains trouveront ma démonstration très dure.

Cependant, pour quiconque s’y emploie, faire l’analyse des années de pouvoir de René Lévesque en privilégiant son impact sur la question nationale est un exercice fort déprimant. Si l’on accepte de sortir du dogme nationaliste selon lequel tous les échecs du mouvement indépendantiste sont attribuables aux manoeuvres des méchants fédéralistes, l’entreprise devient encore plus dommageable pour l’image de Lévesque. Lui-même consacre à peine 100 pages de son autobiographie à cette période de sa vie pourtant si déterminante dans notre destin collectif; cela est révélateur. Et encore, à peine 50 pages sont consacrées au référendum et au rapatriement de la Constitution, qui sont pourtant les faits marquants de sa vie politique. Pire, il gaspille ces quelques lignes pour disculper à l’avance les agissements de Claude Morin dans une entreprise qui ressemble grossièrement à une tentative de camouflage servant à le préserver du jugement de l’Histoire.

Et c’est cet homme qui a incarné la nation québécoise ?

René Lévesque a inclus dans le programme du PQ l’obligation pour un gouvernement du Parti québécois de tenir un référendum sur la souveraineté au cours d’un premier mandat. Il savait qu’il allait le perdre. Et il a décidé de le tenir. Je ne m’explique pas encore pourquoi il a conduit la nation dans un pareil cul-de-sac.

Il n’était pas nécessaire en 1980 de diviser la société québécoise. Il n’était pas nécessaire de forcer les nationalistes canadiens-français à faire le choix d’un pays. L’idée de la nation existe chez tous les peuples du monde. Il est extrêmement rare qu’un seul parti politique se l’approprie. L’idée d’indépendance ne vient généralement à l’esprit des peuples que lorsqu’ils se sentent opprimés au sein d’une structure politique qui ne leur convient pas.

Il m’est impossible de croire que Lévesque ne savait pas ces choses si élémentaires. C’est peut-être la raison pour laquelle il a décidé de tenir un référendum sur un mandat de négociation. Mais cette stratégie ne menait à rien. En cas de défaite: plus de position de repli. Par conséquent, il était normal que les fédéralistes dévient le sens de la question sur la séparation du Québec, car une victoire signifiait pour eux l’anéantissement du rapport de force Québec-Canada. Lévesque aurait dû le savoir. Après la défaite, Lévesque ne s’est pas comporté comme le chef d’une nation. Il s’est comporté comme un petit politicien provincial qui s’accroche au pouvoir. Du reste, les seules fois où il a mis sa tête en jeu comme chef du PQ, il l’a fait contre des éléments qu’il jugeait extrémistes au sein de sa propre organisation.

Le 21 mai 1980, son devoir était de quitter ses fonctions et de remettre la démission de son gouvernement. Il ne l’a pas fait. Il s’est accroché au pouvoir sur les conseils de ses proches. Il aurait du céder la place à Claude Ryan. Il a eu tort de ne pas le faire. Dès l’été 1980, il a amorcé la négociation d’une nouvelle entente constitutionnelle avec le gouvernement fédéral sans avoir été formellement mandaté par son peuple pour le faire. Lors de la campagne électorale de 1981, il a sciemment décidé de ne pas aborder la question constitutionnelle, laissant les coudées franches à Claude Morin pour brader le droit de veto du Québec à l’occasion d’une entente qui ne tenait pas debout, et cela, pour des considérations bassement électoralistes. Le peuple québécois ne savait pas ce que tramait le tandem Morin-Lévesque en avril 1981. S’il l’avait su, il y a fort à parier que René Lévesque n’aurait pas été réélu. Comment expliquer autrement son désir de ne pas trop en savoir sur cette question lors de la campagne et ne pas avoir à répondre à des questions gênantes de la part de Claude Ryan ?

Puis vint novembre 1981. René Lévesque s’est présenté à la table des négociations de la conférence constitutionnelle de la dernière chance en sachant parfaitement que Claude Morin avait été rétribué pour services rendus à la GRC. Au lieu d’annuler la présence du Québec à la conférence et de dévoiler l’affaire, il a préféré garder le silence afin de préserver son gouvernement au détriment des intérêts du Québec.

Voilà certainement le geste politique le plus lâche et le plus égoïste de l’histoire contemporaine du Québec.

René Lévesque est par conséquent un perdant. Inutile d’accuser ses adversaires. Trudeau et les fédéralistes ne sont certainement pas les seuls responsables de l’impasse dans laquelle se trouve encore le Québec. Sans les multiples maladresses de Lévesque, ceux-ci n’auraient jamais pu parvenir à élaborer la Constitution canadienne en isolant le Québec.

Je sais que certains seront furieux ou déçus que je me sois permis de démontrer que René Lévesque était un «perdant». Car j’ébranle une idole. Mais ceux qui pensent ainsi peuvent-ils honnêtement considérer cet homme comme un gagnant ? Au vu de l’analyse que j’en fais, il est impossible d’affirmer une telle chose.

En introduction, j’ai évoqué une conversation avec un collègue qui me trouvait courageux d’entreprendre l’écriture de ce livre. Toutefois, avec le recul, je prends conscience qu’il ne m’a fallu aucun courage pour le rédiger. Tout y est tellement évident que j’en viens à me demander comment et pourquoi personne ne l’a écrit avant moi. Pour paraphraser mon perdant préféré, est-ce que la «normalité» d’un peuple ne commence pas justement à transparaître lorsqu’il est prêt à déboulonner ses mythes ? Souhaitons-le, car nous vivons dans une bien drôle de société, où les symboles et la pensée magique dépassent souvent la réalité.

Une société dont la langue est défendue par une loi pendant que son système d’éducation fabrique des tonnes d’analphabètes fonctionnels;

Une société où l’on croit que la télévision et la réalité sont des concepts qui peuvent s’unir;

Une société qui méprise les arts et la littérature;

Une société amnésique qui tient l’histoire pour quantité négligeable;

Une société où les quotidiens les plus lus publient des horoscopes;

Une société où chacun a son opinion, mais où il n’y a pas de débats.

Eh bien, dans une société consensuelle comme la nôtre, les mythes comme celui que nous avons créé d’un René Lévesque «libérateur de peuple» peuvent vivre très, très longtemps…

Montréal, le 15 mars 2004


(Texte complet)


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