L’Action française et le problème économique

Dirigée par Lionel Groulx, L’Action française de Montréal était la plus importante revue intellectuelle au Québec dans les années 1920. Elle fut, avec L’École sociale populaire des jésuites et le journal Le Devoir, au cœur de la définition et de la diffusion du nationalisme traditionnel canadien‐français.

Par Jean-Claude Dupuis, PhD

(Originellement publié dans les Cahiers de Jeune Nation en septembre 1994)

Dirigée par Lionel Groulx, L’Action française de Montréal était la plus importante revue intellectuelle au Québec dans les années 1920. Elle fut, avec L’École sociale populaire des jésuites et le journal Le Devoir, au cœur de la définition et de la diffusion du nationalisme traditionnel canadien‐français.

Le nationalisme de L’Action française était d’abord un nationalisme économique. Pour préserver leur identité culturelle et envisager la création d’un État français indépendant, les Canadiens-Français devaient se réapproprier leur économie. L’Action française prônait un modèle de développement original qui rejetait à la fois le socialisme et le capitalisme sauvage. Si le Québec avait appliqué ce programme économique,
l’américanisation n’aurait probablement pas causé autant de ravages et les Canadiens-Français ne seraient peut‐être pas devenus de vagues Américains francophones, dit “Québécois”.

C’est l’économiste Édouard Montpetit qui a écrit le principal article du premier numéro de L’Action française, en janvier 1917. Cela montre l’importance que les nationalistes de ce temps accordaient au problème de l’infériorité économique des Canadiens-Français. En 1921, la revue publia une “enquête”, c’est‐à‐dire une série d’articles, sur la question économique. Depuis le livre d’Errol Bouchette sur L’indépendance économique du Canada français (1913), personne n’avait étudié le sujet d’une manière aussi complète. Le programme proposé était audacieux pour l’époque, et quelques‐uns de ses aspects le sont encore aujourd’hui.

La pensée économique de L’Action française fut essentiellement élaborée par deux grands économistes catholiques : Édouard Montpetit et Esdras Minville. Elle s’inspirait de la doctrine sociale de l’Église, et plus particulièrement de l’encyclique de Léon XIII, Rerum novarum (1891). Rejetant le modèle libéral américain, fondé sur la concentration industrielle et urbaine, L’Action française préconisait un modèle de développement régional équilibré, fondé sur la petite et moyenne entreprise. Son projet d’organisation économique entendait construire une société industrielle moderne et nationale dans le maintien des traditions culturelles et religieuses canadiennes‐françaises.

L’INSTRUCTION ET L’ÉPARGNE

Les deux piliers de ce programme économique étaient le progrès de l’instruction et la canalisation de l’épargne. Il fallait d’abord former une élite économique capable de mettre sur pied un réseau de PME appuyé sur l’agriculture. L’Action française invitait la jeunesse à désencombrer les professions libérales et à s’orienter plutôt vers l’École des Hautes études commerciales (HEC) et l’École polytechnique. Elle réclamait la création d’une faculté universitaire des sciences pour répondre aux besoins des nouvelles industries. Mais elle ne remettait pas en question la
valeur des humanités comme moyen de formation intellectuelle de la future élite canadienne‐française. Les collèges classiques lui paraissaient parfaitement aptes à produire des hommes d’affaires. Le commerce, disait‐elle, est d’abord une question de relations humaines; et l’acquisition d’une vaste culture générale reste le meilleur moyen de préparer un individu à évoluer dans le monde changeant des affaires.

La classe d’affaires canadienne‐française devrait miser sur le patriotisme économique. L’Action française encourageait “l’achat chez nous” et exhortait ses compatriotes à placer leurs épargnes dans des institutions financières canadiennes‐françaises pour créer la masse de capitaux nécessaire à l’essor d’une véritable économie nationale.

L’INTERVENTION DE L’ÉTAT

Pour L’Action française, l’entreprise privée devait rester le moteur de l’activité économique. Toutefois, la revue se démarquait de la doctrine libérale classique du “laissez faire, laissez passer” en prônant une certaine intervention de l’État pour planifier et coordonner les efforts de développement. Elle suggérait ainsi de créer un ministère provincial de l’industrie et du commerce. Elle réclamait des lois sociales pour corriger les conséquences néfastes de l’industrialisation. Elle demandait à l’État de s’occuper de la formation technique et professionnelle. En 1928, L’Action française proposa même, bien avant René Lévesque, d’étatiser les entreprises hydroélectriques pour devenir “maîtres chez nous”.

Les nationalistes critiquaient vigoureusement la politique économique du gouvernement libéral de Louis‐Alexandre Taschereau, une politique d’industrialisation rapide fondée sur l’ouverture inconditionnelle de la province de Québec aux investissements américains. Ils dénonçaient la vente à rabais de nos richesses naturelles. La politique à courte vue des libéraux entendait freiner l’émigration des Canadiens-Français vers les
États‐Unis, mais elle sacrifiait notre liberté nationale en créant ce qu’Esdras Minville appelait un “Sur‐État économique” capable d’asservir l’État politique. De plus, elle menaçait l’intégrité culturelle et religieuse du Canada français en favorisant l’infiltration des valeurs et des mœurs américaines.

L’ÉQUILIBRE VILLE CAMPAGNE

La doctrine économique de L’Action française visait surtout à préserver l’équilibre démographique entre la ville et la campagne. La vie rurale était le plus sûr garant de la survie nationale des Canadiens-Français. Le taux de natalité était plus élevé dans les campagnes que dans les villes, les traditions y étaient mieux conservées et la pratique religieuse plus régulière. L’Action française craignait l’influence du climat matérialiste et
anglicisant de Montréal. Elle ne s’opposait pas au principe de l’industrialisation. Elle dénonçait seulement certaines conséquences sociales et culturelles de l’urbanisation, telle qu’elle se faisait dans les années 1920.

L’historien Michel Brunet prétendait que le nationalisme traditionnel canadien‐français était “agriculturiste”, c’est‐à‐dire qu’il s’opposait au passage de la société agricole à la société industrielle. Ce n’est pas exact. L’Action française était en faveur de la modernisation économique du Québec, mais elle prônait un développement parallèle des secteurs industriel et agricole, le maintien d’un certain équilibre entre la croissance
du centre (Montréal) et celle des régions périphériques. Elle désirait surtout que le développement économique soit fait par les Canadiens-Français plutôt que par les Américains. Son programme était réaliste en reconnaissant que les Canadiens-Français n’avaient ni les moyens techniques ni les moyens financiers pour se lancer immédiatement dans la grande industrie. C’est pourquoi il fallait d’abord se contenter de construire une économie nationale axée sur les petites et moyennes industries régionales en lien avec le seul secteur que les Canadiens-Français possédaient vraiment, soit l’agriculture. En pratiquant le “patriotisme d’affaires” et en canalisant leurs épargnes, les Canadiens-Français pourraient disposer ensuite des capitaux nécessaires pour se lancer dans la grande industrie. Ils éviteraient ainsi d’aliéner leur liberté politique et d’altérer leur identité nationale.

L’ÉCONOMIE CHRÉTIENNE

La pensée économique de L’Action française ne poursuivait pas seulement des fins nationalistes. Elle était subordonnée à des objectifs plus élevés d’ordre moral et spirituel. L’Action française entendait instaurer un régime économique qui favoriserait la construction d’une société chrétienne de l’ère industrielle. La revue voulait, pour des motifs religieux, préserver les valeurs et les institutions traditionnelles comme la famille, la solidarité communautaire, la culture classique, l’ascendant social du clergé, le respect des hiérarchies et de l’autorité. Aux yeux de L’Action française, une économie nationale décentralisée, fondée sur les PME et l’équilibre régional, était plus favorable à l’émergence d’un ordre social catholique que le modèle américain de développement axé sur la grande industrie et la concentration urbaine.

UNE PENSÉE ACTUELLE

La relative émancipation économique du Québec, opérée entre 1960 et 1990, s’est partiellement réalisée de la manière dont L’Action française l’envisageait : par l’instruction, les PME, la canalisation de l’épargne et une certaine intervention de l’État. Les nationalistes des années 1920 ont surtout le mérite d’avoir compris que le problème de l’identité nationale se rattachait à la question économique. À cette époque, l’État québécois n’avait pas de politique économique parce qu’il n’avait tout simplement pas de conscience nationale. L’Action française demandait au “gouvernement provincial de Québec” de se comporter comme un “État national canadien‐français”. L’idée était alors d’avant‐garde. Il faudra attendre Maurice Duplessis, et surtout, Jean Lesage, avant qu’elle ne se concrétise, et encore bien timidement.

Même à notre époque, la pensée économique de L’Action française reste audacieuse. L’idée de construire une économie nationale pour préserver notre identité collective ne s’accorde guère avec l’engouement actuel pour la “mondialisation des marchés”. On sacrifie plus que jamais notre spécificité culturelle aux impératifs commerciaux. On tient de moins en moins compte des conséquences sociales et morales du
système économique. Le niveau de vie, au sens du niveau de consommation, devient un critère universel de succès qui relègue aux oubliettes la “manière de vivre”. L’Avoir a définitivement supplanté l’Être, comme disait Gabriel Marcel. En conséquence, la pensée économique de L’Action française peut paraître encore très “révolutionnaire” aux yeux des tenants inconditionnels de la rationalité quantitative.

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