Par Gilles Verrier
Alexis Tétreault montre une bonne maîtrise de son sujet, ce qui étonne à 28 ans. Mais il est doctorant en sociologie et s’il a lu tous les livres qu’il cite dans son essai de 252 pages, il a beaucoup lu. Son essai est une synthèse historique, on pourrait dire une histoire des idées du Canada français depuis François-Xavier Garneau jusqu’à aujourd’hui, en passant par Lionel Groulx, Maurice Séguin, etc. Notamment, l’auteur écrit des pages intéressantes sur l’École historique de Montréal et celle de l’Université Laval. Il en fait la comparaison pour en arriver à Cité libre, dont il pose le personnalisme et l’antinationalisme dans la filiation spirituelle de l’École de Laval.
Le projet du livre est de considérer notre histoire sous l’angle de la «vulnérabilité», qui serait une constante. On notera chez l’auteur une substitution du concept plus habituel de la «survivance» par celui de la vulnérabilité. Sur ce choix sémantique, on peut dire que la survivance implique une volonté du sujet de se maintenir, alors que la vulnérabilité est un état que l’on subit. Le mot survivance est peut-être trop marqué négativement pour qu’on le reprenne, qui sait ?
Pour le spécialiste que je ne suis pas, jusqu’aux environs de la page 100, l’ouvrage ne prête pas à la controverse. Selon moi, la synthèse de l’évolution des courants de pensée qui nous est présentée est assez réussie et mérite d’être lue pour qui veut rafraîchir ou parfaire ses connaissances. De nombreuses citations pertinentes viennent d’ailleurs étayer le propos.
Contrairement à plusieurs autres, l’auteur voit moins de rupture que de continuité entre toutes les époques de notre histoire, y compris dans le cas de la Révolution tranquille, qu’il interprète sans trop de surprise (et pas moins d’audace !), comme une étape qui nous mène à l’indépendance. Il cite abondamment Maurice Séguin. Par contre, plus loin, quand il explicite les différences entre les « acquis » de la Révolution tranquille par rapport au Québec d’avant, la continuité semble faire place à beaucoup de ruptures. Ce que l’auteur veut peut-être dire c’est qu’il n’est pas nécessaire de dénigrer le passé pour soutenir le présent. Sous ce rapport il est cohérent : l’auteur analyse le passé pour l’expliquer à sa manière, sans le dénigrer.
À mesure que l’on avance dans la lecture, on sent toutefois que, pour son premier livre, le jeune sociologue restera en territoire connu. On attendra en vain une thèse originale, une remise en question… ou même un fil conducteur clair de sa pensée. Ceux qui connaissent les idées de Mathieu Bock-Coté, une filiation dans laquelle il semble s’inscrire, n’y trouveront pas beaucoup de nouveau. Les faits historiques rapportés et leurs liaisons captent notre intérêt, mais l’analyse politique ne casse pas des briques. Elle se conforme à une certaine orthodoxie. J’avoue que la mince conclusion, qui invite à retrouver un peu du sens de notre vulnérabilité face à un excès de confiance en soi m’a laissé sur ma faim.
En réalité les thèses suivantes sont au menu :
Les Canadiens-Français formaient une nation culturelle, remplacée à la faveur de la Révolution tranquille par une nation politique. L’indépendance est rendue possible par l’existence d’une nation politique, qui se reconnaît dans « son » État. L’émergence de la nation québécoise demandait de quitter la culture canadienne-française pour une culture de convergence civique. On pourrait voir un échantillon de cette évolution, pour prendre un exemple fort, le cas de la Saint-Jean Baptiste devenue Fête nationale, jouissant du financement de l’État. L’absence de tout drapeau du Québec à l’édition 2020 de la Fête n’était-elle pas une illustration du « chemin parcouru » dans la déconstruction de l’ethos national ? L’auteur ne dévie pas pour s’adonner à ce type d’analyse critique :
« Vanter l’indépendance ou l’assimilation, mais que faire quand un indépendantisme s’accompagne d’un affaiblissement des caractéristiquesde la nationalité elle-même? » (p.107)
« La nation fait corps avec l’État. » Mais « la conscience historique des Québécois se nourrit rarement des événements qui précèdent la Révolution tranquille » (p.144)
Les Québécois commencent à se penser en majoritaires et non plus dans les termes de la survivance, même si ils sont sujets à la vulnérabilité.
Comme majoritaires, une question plutôt délaissée par l’auteur, leur État doit-il se montrer responsable envers les minorités, leur accorder droits et protections? D’où, entre autres, les énoncés de la Loi 99 (2000) qui prend la peine de spécifier que les droits de la communauté anglophone sont consacrés et ré-affirme la reconnaissance des nations ethniques autochtones. Ce qui n’est pas une mince contradiction et certainement un sujet à méditer. Comment des nations purement ethniques, nations culturelles et donc impuissantes aux yeux de l’auteur, ont-elles pu devenir des nations politiques ?
Et l’argument pourrait-être élargi. Si les nations autochtones ont obtenu leur reconnaissance constitutionnelle de la part d’Ottawa et de Québec, laquelle comporte des garanties claires pour leur avenir et fait d’elles des personnalités politiques; si c’est le cas, par hypothèse, par traitement égal de cas semblables, pourquoi une autre nation du même type, soit socio-historique et culturelle, comme celle des Canadiens-Français, qui est en plus fondatrice du Canada (et ne nous comptons pas d’histoire, minoritaire en tout !), pourquoi cette nation n’aurait-elle eu aucun avenir à simplement persister dans son être ?
Un fédéralisme des nations au Canada ne pourrait-il pas se comparer avec une indépendance civique qui ne reconnaît pas les Canadiens-Français ? Alexis Tétreault n’aborde évidemment pas un tel sujet périlleux qui le ferait sortir de l’orthodoxie souverainiste.
L’auteur est silencieux sur la Loi 99, une pièce importante du contentieux Canada-Québec. Il réserve en revanche deux chapitres, un à la loi 101 (ch. 6) et l’autre à la loi 21 (ch. 7). pour illustrer l’opposition entre deux États dits « nationaux », « le Canada qui se prétend bilingue et multiculturaliste, et le Québec qui se prétend francophone et laïc » (p. 150) On peut ici se questionner sur la valeur d’une opposition perçue entre la laïcité de l’État et le multiculturalisme.
En conclusion l’auteur estime que le sentiment de confiance des Québécois de former une majorité qui assure leur pérennité est trompeur. Il écrit :
Les Québécois croient vivre dans un Québec façonné par la Révolution tranquille, alors que ce dernier est soumis au Canada du rapatriement de 1982. On se limitera aux deux exemples qui nous sont à présent familiers pour l’illustrer brièvement : les lois 101 et 21. La Loi de la laïcité de l’État est déjà amputée de plusieurs de ses dispositions par les tribunaux […] son sort échappe à la majorité québécoise qui l’appuie pourtant massivement. (p.248)
Il ajoute :
En d’autres mots : la loi 21 sera jugée par les magistrats de la majorité canadienne à la lumière du régime de la majorité canadienne, comme ce fut le cas pour la loi 101 depuis 1977. (p.248)
Ces derniers extraits doivent être mis en contraste avec
… la nation québécoise qui se projette dans un État qu’elle n’hésite plus à mettre à son service (p.146)
Les Québécois possèdent-ils leur État, oui ou non ? L’auteur ne répond pas clairement à la question mais sa conclusion est d’inviter les Québécois à se méfier du sentiment de permanence, voire d’éternité nationale. Il y aurait donc encore des motifs à se sentir vulnérable, malgré tout le bien qu’il dit de la Révolution tranquille et de la nation politique qui en est redevable. À ce compte, un tout petit pas suffirait pour replonger dans la survivance. Hormis sa dimension économique, la Révolution tranquille n’était peut-être au fond qu’une Révolution culturelle.