Henri d’Arles

Avec son ouvrage Propos d’art, paru en 1903, Henri Beaudet, dont le nom de plume est Henri d’Arles, est le premier auteur de critique d’art au Québec.

Il est né à Arthabaska (paroisse Saint-Christophe) le 9 septembre 1870, d’Athanase Beaudet, conducteur de malles, et d’Elisabeth-Esther Le Prince. Il fit ses études primaires au Collège du Sacré-Coeur d’Arthabaska, puis chez les Frères des Écoles Chrétiennes, à Québec. Il fit ensuite ses études classiques au Petit séminaire de Québec (aujourd’hui le Collège François-de-Laval). En 1921-22, il suivit également des cours libres de littérature et d’histoire à la Sorbonne et au Collège de France, à Paris.

Il se vit décerner diverses distinctions, dont entre autres celles d’Officier d’Académie, de Docteur ès Lettres, de même que la Médaille Richelieu de l’Académie française. En 1889, il était entré dans l’ordre des Dominicains, à Saint-Hyacinthe. Il fut ordonné prêtre en 1895 et exerça son ministère à Saint-Hyacinthe, puis à New York, à Lewiston (Maine) et à Fall River (Massachusetts). Il quitta ensuite les Dominicains pour devenir membre du clergé séculier. En 1918, il fut nommé aumônier du couvent des Augustines, dans la banlieue de Manchester (New Hampshire).

Il est l’auteur de plusieurs ouvrages : Propos d’Art (1903) ; Pastels (1904) ; Le collège sur la colline (1908) ; Essais et conférences (1910) ; Lacordaire (1911) ; Eaux-fortes et Tailles-douces (1913) ; Le Mystère de l’Eucharistie (1915) ; Acadie (trois tomes, 1913 à 1921) ; Les Grands Jours (1920) ; Nos historiens (1921) ; Arabesques (1923) ; Louis Fréchette (1924) ; Estampes (1926) ; Miscellanées (1927) ; Horizons (1929).

D’Henri d’Arles, les Poésies québécoises oubliées ont publié le poème Caprice.

Henri d’Arles est mort le 9 juillet 1930 à Rome (Italie), où il se trouvait en séjour d’études.

Corrigeant une importante lacune historique, une biographie d’Henri d’Arles a enfin été publiée en 2019, près de 90 ans après sa mort. L’auteur, Pierre Ducharme, a écrit un ouvrage remarquable sur ce personnage fascinant de notre histoire. Paru à compte d’auteur parce qu’aucun éditeur établi n’a eu la présence d’esprit, le bon sens ni l’intelligence d’accueillir ce volume, on peut le trouver seulement à la libraire La Liberté. Pour informations cliquer ICI.

Les deux textes suivants d’Henri d’Arles reflètent son point de vue et ses conceptions sur l’art. Le premier, L’art et les artistes, a été publié en 1929, soit un an avant sa mort, dans la montréalaise Revue moderne. Il y livre ses conceptions générales sur l’art, d’une manière fort accessible mais qui, malheureusement, n’est plus en vogue de nos jours où, dans ce domaine, règne l’hermétisme le plus incompréhensible et insensé.

Le second texte, Vers un mausolée, est tiré d’un recueil d’écrits qu’Henri d’Arles publia en 1913, Eaux-fortes et tailles-douces. Ce récit de la contemplation que fit l’auteur de la sculpture d’Augustus Saint-Gaudens, ornant un monument funéraire mythique du cimetière Rock Creek, à Washington, D.C., vous fera vivre une authentique et profonde expérience esthétique. On dit que, quelques décennies après la visite d’Henri d’Arles et alors que son mari était président des États-Unis, Eleanor Roosevelt venait fréquemment contempler cette oeuvre apte à inspirer maintes réflexions existentielles.

À l’époque de la première publication de Vers un mausolée, les lecteurs ne jouissaient nullement des avantages que fournit notre époque quant à la possibilité, pour qui n’est pas sur place, de voir et d’observer la sculpture décrite si sublimement par Henri d’Arles, dont la plume est certainement l’une des meilleures et des plus envoûtantes que le Québec ait produites. Donc, nous avons inclus des photos dans le texte, de même que, sous celui-ci, trois vidéos qui vous permettront de mieux goûter l’appréciation qu’Henri d’Arles faisait, il y a plus de 100 ans, de cette magnifique sculpture que l’on peut encore de nos jours admirer au cimetière Rock Creek, et dont le décor est resté le même qu’à l’époque de la visite du premier critique d’art québécois.

On peut sans trop se tromper croire que vous passerez de bons et enrichissants moments en effectuant la lecture qui suit. Puissiez-vous en savourer chaque instant…

L’ART ET LES ARTISTES

Par Henri d’Arles (1929)

I

Le domaine de l’art est infini. Et il est un dans sa diversité. Écrire en est l’un des aspects, —écrire, donner naissance aux idées, revêtir ses imaginations et ses rêves de mots que l’on peut trouver dans le dictionnaire, mais dont la disposition et l’arrangement sont personnels, appartiennent à l’écrivain seul, et constituent cette chose extrêmement mystérieuse qui s’appelle le style, — c’est une branche de l’art. Et pas la moins difficile à cultiver. Écrire est même l’art suprême. Dans la hiérarchie de la beauté, il n’y a rien au-dessus de cela. Que peut-il y avoir de plus grand que de donner une forme appropriée et définitive à son verbe intérieur, par l’intermédiaire de simples vocables, ni de laisser la musique de l’âme couler en phrases mélodieuses, s’exprimer en accents lyriques, capables d’enchanter l’humanité, de lui faire oublier les vulgarités et les ennuis du chemin ?

Quel que soit l’art que l’on pratique, l’on est apte à comprendre et à apprécier tous les autres. II n’est même pas nécessaire de cultiver un genre de beauté, pour avoir l’intuition de ce qui est l’art et de ce qu’il signifie. Il suffît pour cela d’avoir l’esprit bien fait et l’âme noble. Il faudrait plaindre qui serait assez dépourvu de sens pour rester froid et indifférent devant la grâce incomparable d’une rose, ou le charme extraordinaire d’un eucalyptus. Est-ce que cela se rencontre ? Est-il une créature humaine qui puisse entendre sans frissonner la voix du rossignol, montant dans le crépuscule en notes cristallines et pures ? Est-il des intelligences assez fermées, pour ne pas ressentir d’émotion, en face d’une œuvre d’art, ni pour donner sympathie, encouragement et admiration à ceux qui cherchent à rendre la vie plus belle, en évoquant l’idéal ?

Source : Numéro d’août 1929 de La Revue moderne, BANQ

 

II – Tiré de Eaux-fortes et tailles-douces.

Hélas! il s’en trouve, et en très grand nombre, dans notre monde moderne, profondément absorbé par des préoccupations matérialistes. Notre âge est un âge de fer, a dit Louis de Launay. Des idées étranges ont cours, touchant la place que l’art doit occuper dans la société, et l’importance sociale des artistes. Beaucoup voient dans l’art un simple amusement, un passe-temps, bon pour ceux qui ne peuvent s’adonner à rien de plus sérieux ni de plus utile.

Et pourtant, la vérité est bien autre. L’art est la pierre-de-touche de la civilisation. L’art est infiniment au-dessus du commerce, de l’industrie, et de tous les genres d’affaires. Les hommes d’affaires ont leur fonction, dans toute société bien organisée. Les artistes ont aussi la leur, de beaucoup supérieure à l’autre.

Comment pouvons-nous juger du degré de culture atteint par les nations historiques, si ce n’est pas les monuments d’art qu’elles ont laissés ? Un regard jeté sur le Parthénon suffit à nous convaincre que la civilisation hellénique, du temps de Périclès et de Phidias, fut la plus fine que le monde ait vue, ou verra jamais. Il est impossible d’imaginer rien de plus harmonieux dans les proportions, de plus élégant dans les lignes, de plus souple dans les détails. Renan parle avec enthousiasme des ténuités infinies qui distinguent les métopes du Parthénon. Le peuple qui a créé ce temple d’Athéna, si pur, si gracieux, si limpide, fleur de marbre immobilisée sous un ciel de saphir, avait évidemment gravi la perfection absolue.

Henri d’Arles

(Source : Biographies canadiennes-françaises, 1926)

La vraie gloire d’une nation n’est pas fondée sur le nombre de ses banques, ni sur l’énorme richesse de ses capitalistes. Et, par exemple, le fait qu’il y a, aux États-Unis, plus d’automobiles que dans le monde entier, n’a rien dont ce pays puisse s’enorgueillir beaucoup. La civilisation est essentiellement de nature spirituelle. La norme est non pas la quantité, mais la qualité.

Des masses de peuples et des tas d’argent ne constituent pas la haute culture. L’argent est utile, et même nécessaire. Les financiers contribuent à la prospérité d’un état, et il faut reconnaître qu’ils savent le faire sans négliger leurs intérêts personnels. Mais l’argent n’a qu’une valeur de convention. Et il ne doit jamais être recherché pour lui-même, mais pour les avantages matériels, et surtout pour les joies d’ordre élevé qu’il procure. Combien fragile d’ailleurs est la fortune ! La plus solidement bâtie peut s’écrouler en quelques heures. Tous les jours, nous assistons à des désastres, qui réduisent à l’indigence de ci-devant magnats.

Certes, l’histoire d’un pays serait plutôt plate et terne si elle ne présentait à l’admiration de la postérité que les hauts-faits accomplis par ses brasseurs d’affaires, ou que les transactions opérées par ses financiers. Pareils récits ne retiendraient pas longtemps l’attention du monde. Qui parlerait de la Grèce et de l’ancienne Rome, si ces nations s’étaient surtout distinguées dans le commerce et l’industrie ? Elles ont sûrement compté des hommes habiles en ces domaines. Leur nom et leurs actions, s’ils ont traversé les siècles, sont connus de quelques spécialistes que ces questions techniques intéressent.

Tandis que l’esprit humain se souviendra toujours des orateurs, des dramaturges, des poètes, des sculpteurs et des peintres, qui ont fleuri dans Athènes et dans Rome. Il les célébrera jusqu’à la fin des temps. C’est que les œuvres, réalisées par ces grands génies, étaient de nature spirituelle, elles étaient qualitatives et non quantitatives. Et seulement ce qui est spirituel échappe aux morsures du temps et peut compter sur l’immortalité.

Je comparerais l’histoire humaine à un océan, au milieu duquel se dresse le rocher des âges. Autour de ce rocher, d’innombrables épaves sont le jouet des vagues : débris de nations disparues, entreprises matérielles, finalement réclamées par la matière, retournées à leur néant. Debout sur le roc, respectées par la main du Temps, admirées de siècle en siècle, se tiennent les créations intellectuelles, dans lesquelles les artistes de génie ont cristallisé leurs pensées, sculpté leurs rêves, exprimé leur conception de la Beauté éternelle.

III

Demandons-nous maintenant ce que c’est que l’art, et ce que c’est qu’être artiste ? À cette question, je ne crois pas qu’il soit possible de donner une réponse satisfaisante. Philosophes et esthètes ont laissé des définitions de l’art. Celle-ci, par exemple, qui est classique, et je crois qu’elle est de Platon : « Le beau est la splendeur du vrai ». Ceci semble impliquer qu’un objet, essentiellement conforme à son type exemplaire, irradie une clarté, une couleur, un charme, une grâce, — toutes choses que l’on appelle beauté. Le vrai serait l’essence, et la beauté, comme l’accident. En fait, l’art se sent plutôt qu’il ne s’exprime. Tout, en ce monde, est mystère.

Nous sommes environnés de problèmes que notre esprit est impuissant à résoudre. C’est une très grande chose que d’être un penseur. Mais le penseur, digne de ce nom, reconnaît ses limites : c’est sa noblesse et son tourment. « Que sais-je ?», dit Montaigne. « Il y a plus de choses au ciel et sur la terre que dans toute notre philosophie », a dit Hamlet. Oui, que savons-nous ? Que pouvons-nous expliquer ? Tout est énigme. Suivant le mot favori de sainte Thérèse : « Tout est un songe ».

L’artiste lui-même perd pied, lorsqu’il s’agit pour lui de parler avec précision de son art, de l’art qu’il exerce, qu’il aime, auquel il a consacré sa vie, dont apparemment il possède tous les secrets. Que peut-il en dire, qui ne soit que balbutiements ?

Prenons l’écrivain. Lui est-il possible d’exposer clairement la genèse et le développement de son œuvre, et comment, à même la matière commune des mots, il lui est arrivé de produire quelque chose qui n’existait pas sous cette forme, une réalisation neuve et personnelle ? Edgar Allan Poe a écrit tout un traité : Philosophie de la composition, pour expliquer la naissance et l’élaboration de son chef-d’œuvre, Le Corbeau. Un critique fait justement remarquer que ce traité contient tout, sauf le point essentiel du sujet, qui était de définir l’éclosion du poème et le mystère de son lent achèvement. Or, cela, Edgar Allan Poe ne le pouvait pas faire. Et aucun poète ne pourra jamais bien s’expliquer à lui-même, ni expliquer aux autres, ce qui se passe, au moment psychologique où il est saisi par l’inspiration. Il semble alors qu’une transformation s’opère en lui, qu’une personnalité étrangère se substitue à la sienne, qu’un musicien inconnu prend sa place, vient toucher les cordes de son âme, en tirer des accents, dont le poète sera tout le premier surpris, quand il se lira à tête reposée.

Il y a un mot de Lacordaire qui s’applique à ce phénomène: « Quand je parle de vous, ô Christ, je trouve des accents qui m’étonnent moi-même ». Dans le feu de l’inspiration, le poète ou l’orateur compose des hymnes dont l’origine demeure un mystère.

Et de même, le peintre ne peut, non plus, expliquer son œuvre. Le dessin s’enseigne à l’école. Toute branche de l’art a sa technique, qui est à la portée de quiconque y apporte temps et application d’esprit. Mais savoir dessiner et savoir mélanger les couleurs n’est pas plus l’essence de la peinture, que la connaissance parfaite des règles de la grammaire n’est l’essence de l’art d’écrire. La possession de tous les secrets de la prosodie ne confère pas le don poétique. L’art est un mystère. C’est la chose la plus voisine de la création proprement dite. Poésie signifie création. Et tout artiste, quel que soit l’art qu’il exerce, est poète, et c’est en vérité que l’on dit d’une belle peinture qu’elle est une symphonie en couleurs, ou que l’on parle du rythme d’une sculpture. Un chant harmonieux en émane, ainsi que de la célèbre statue de Newman quand le soleil levant la caressait de ses feux.

Le peintre emprunte son motif à la nature, forme humaine ou paysage. Mais il ne le copie pas. Un instrument mécanique copie la nature, avec une précision et une exactitude beaucoup plus grandes que l’artiste ne pourra faire avec ses pinceaux. Le résultat sera-t-il œuvre d’art ? Jamais de la vie. Car une machine, même parfaite, en est incapable. Si admirable que soit une photographie, elle n’est que cela, au lieu que l’artiste pénètre en quelque sorte jusqu’à l’essence des choses pour en saisir les secrets et nous les révéler.

L’art, ou la beauté, serait donc la révélation de la vie mystérieuse enclose dans la création. Le motif extérieur, en passant par l’âme de l’artiste, se décompose et se transforme, et prend une valeur nouvelle. L’œuvre d’art est un mélange de réel et d’idéal. Où s’arrête le réel ? Où commence l’idéal ? Comment, de la fusion de ces deux éléments, naît la chose d’art, — qui le dira jamais ?

Ce qui est bien certain, c’est que l’on ne peut être artiste, en quelque genre que ce soit, à moins d’avoir une « divinité en soi », pour rappeler le mot fameux de Mirabeau. Et tout ce qui est divin échappe à nos analyses, et s’enveloppe d’un mystère que nos pauvres yeux mortels ne peuvent percer. L’on admire l’art, l’on le goûte, l’on s’en enivre. Quant à savoir ce qu’il est essentiellement, cette connaissance n’est pas de la terre et du temps. Nous l’apprendrons dans l’Infini.

Tiré de : La Revue moderne, août 1929, p. 7 et 44.

 

Source : https://glanureshistoriquesduquebec.blogspot.com/2019/03/notre-premier-critique-dart-henri-darles_23.html