Me Christian Néron, constitutionnaliste et historien du droit, vient de publier un essai intitulé L’Acte de Québec de 1774 – Une reconnaissance de la continuité du droit s’adressant au lieu commun voulant que cette législation du Parlement britannique ait été conçue en réaction aux troubles montant dans les 13 colonies du sud qui allaient mener à la révolution américaine. Les patientes recherches dont il fait état démontrent que ce n’est pas le cas, que l’Acte de Québec est le fruit mûr d’un processus de réflexion face à un problème nouveau s’étendant sur la majeure partie d’une décennie.
L’Acte de Québec fut la première constitution adoptée à Londres pour encadrer la colonie nouvellement conquise. Reconduisant le nom adopté dans la Proclamation royale de 1763, The Province of Quebec, il fait disparaître le Canada, partie de la Nouvelle-France. La Province était cependant agrandie, désignant maintenant la majeure partie du territoire de la défunte Nouvelle-France, incluant le bassin des Grands Lacs et la vallée de l’Ohio.
La Nouvelle-France s’était gouvernée depuis la création du Conseil souverain en 1663 selon la codification du droit français établie par Louis XIV et Colbert qui en vint à être désigné ensuite droit du sol ou droit continental, en opposition au droit anglo-saxon qui devait régir l’empire britannique en tant qu’Admiralty Law, son droit de la mer et du commerce maritime. La Proclamation royale édictée dans cet esprit avait créé beaucoup d’insatisfaction chez nos ancêtres et, dès la fin de 1764, 95 Canadiens avaient signé une pétition adressée au roi George III. D’autres vœux et demandes avaient été adressés à Londres, notamment en 1773. L’Acte de Québec fut avant tout l’aboutissement d’une dynamique interne et inédite qui évoluait au Parlement de Westminster depuis la conquête en Amérique d’une colonie de peuplement français.
L’Acte de Québec établit un Conseil législatif, l’exercice de la religion catholique romaine était toléré en pratique et le serment du test fut remplacé par un serment au roi permettant aux catholiques de devenir conseillers législatifs et juges. Ces juges purent revenir à l’application des lois civiles françaises et des coutumes au sens étendu du terme.
Les nouvelles autorités coloniales avaient conclu que des concessions étaient nécessaires pour assurer le maintien de l’ordre et assurer dans la paix la progression du commerce dans une colonie massivement française et catholique. On estimait alors que l’état de fait démographique était peu susceptible de changer avant longtemps.
L’Acte de Québec dans l’Amérique du Nord sanctionné à Londres le 22 juin 1774 (14 Geo. III, c. 83)1 révoqua donc les dispositions de la Proclamation royale (1763) concernant The Province of Quebec, les remplaçant par d’autres, plus libérales. Le roi et son Conseil privé (la Couronne) perdaient la prérogative d’organiser seuls l’administration de la colonie, sous la surveillance générale du Parlement. Désormais, les trois branches du Parlement britannique (le Roi, la Chambre des lords et les Communes) constituaient conjointement ensemble l’autorité suprême pour moduler l’administration interne de la province.
Nous recommandons à tous la lecture de L’Acte de Québec de 1774 – Une reconnaissance de la continuité du droit, qui, d’une lecture agréable, s’adresse à un large public. Pour y inciter nos lecteurs, nous en reproduisons ici le premier chapitre, avec la permission de l’auteur.
On peut télécharger le livre en version pdf sans frais (206 pages) à l’adresse de la Fondation littéraire Fleur de Lys, éditeur. Une version papier est aussi disponible.
CHAPITRE 1
La première constitution du Canada
L’esprit d’un peuple est intemporel.
Le présent ouvrage porte sur l’Acte de Québec, loi du Parlement de Westminster sanctionnée le 22 juin 1774. Cette loi a une valeur capitale dans l’histoire constitutionnelle du Québec et du Canada. Encore aujourd’hui, ses dispositions portant sur «la propriété et les droits civils» sont de la plus haute importance et se retrouvent à l’article 92 (13) de la Loi constitutionnelle de 1867.
L’Acte de Québec est historiquement important parce qu’il résulte de la volonté du gouvernement britannique des années 1764 à 1774 de reconnaître notre ordre de droit originel, c’est-à-dire l’ensemble des lois et coutumes qui étaient en vigueur au Canada lors de la cession de notre pays à l’Angleterre.
Compte tenu qu’il est rarement question de cet ordre de droit dans nos livres d’histoire et jamais dans nos livres de droit, il serait sans doute utile de rappeler au lecteur les grandes lignes de l’origine, du contenu et des buts du système qui a formé la charpente de cette première constitution qui a si bien réglé la vie juridique des Canadiens sous le Régime français. Alors examinons.
Avril 1663
L’adoption de l’Édit de création du Conseil souverain, en avril 1663, a été l’acte fondateur de notre existence en tant que société civile et politique en Amérique du Nord. Essentiellement, cet édit créait un Conseil souverain pour la Nouvelle-France, conseil qui devait exercer des pouvoirs administratifs, législatifs et judiciaires pour l’ensemble de la colonie.
Sur le plan judiciaire, l’édit faisait du Conseil souverain le tribunal de dernière instance de la colonie et lui faisait obligation de rendre justice conformément aux seules lois et coutumes en vigueur dans le ressort du Parlement de Paris. En statuant de la sorte, Louis XIV réalisait d’un trait le premier de deux objectifs majeurs d’une réforme d’envergure de l’administration de la justice qu’il s’apprêtait à lancer officiellement, c’est-à-dire de «réunir tout son royaume sous une seule et même loi».
Cet objectif d’unification du droit constituait un précédent et un défi gigantesque à l’époque, compte tenu que, depuis le Moyen Âge, les coutumes féodales, les privilèges de classes, les divergences d’intérêts, avaient transformé cette infinie diversité en une myriade de systèmes juridiques complexes, systèmes difficiles à comprendre et à administrer, et profondément enracinés dans de vieilles et puissantes traditions locales1. Cette diversité s’étendait aux sources et au contenu du droit, aux coutumes de droit privé, aux institutions judiciaires, au droit public encore fortement marqué par ses origines féodales. En conséquence, une telle diversité était la cause de bien des abus et de désordres dans le maintien d’un ordre de droit rationnel et cohérent : les justiciables ignoraient les lois qui s’appliquaient à leur situation ; les juges, trop souvent incompétents ou corrompus, administraient la justice comme ils l’entendaient ; les procès s’éternisaient au point de ruiner les justiciables ; et les cours d’appel se trouvaient impuissantes à corriger tant d’abus, de désordres et d’injustices.
Colbert, un produit de l’esprit classique du XVIIe siècle
Louis XIV, dès le début de son règne, tout jeune souverain qu’il était, brûlait déjà d’impatience à l’idée de remettre de l’ordre dans son royaume, et d’ajouter le poids de son autorité à un plan de réforme de la justice proposé par son ministre Colbert, plan ambitieux et audacieux qui consistait à «unifier» et à «rationaliser» tout le droit français. Tout au long du siècle précédent, de nombreux juristes français avait planché sur cette grande idée de réformer le droit.
Toutefois, si la tâche de rassembler et d’unir tous les justiciables sous une seule et même loi s’annonçait complexe dans le cas de la France, elle ne l’était nullement dans celui de la Nouvelle-France, pays neuf, peuplé de 2 300 colons, où tout était à construire, où le droit était embryonnaire et où l’administration de la justice était dispensée par un gouverneur qui avait toute la latitude pour se comporter, selon le cas, en despote ou en bon père de famille. L’unification du droit, dans une telle colonie, pouvait être réalisée un peu à la manière de l’architecte qui laisse libre cours à ses idées sur sa planche à dessins : c’est ce qui a été décidé en avril 1663 lorsque Louis XIV a décrété que le seul droit ayant force de loi en Nouvelle-France serait celui en vigueur dans le ressort du Parlement de Paris. Décision impossible en France, mais d’une extrême facilité en Nouvelle-France.
Le deuxième objectif de la réforme de l’administration de la justice menée par Colbert concernait la «rationalisation» du droit sous forme d’ordonnances de codification. Cette entreprise était tout à la fois audacieuse, gigantesque et sans précédent : elle consistait à synthétiser et à structurer tout le droit en vigueur dans le ressort du Parlement de Paris sous forme de codes. En moins de vingt ans, cinq codes seront ainsi confectionnés, puis mis en vigueur en Nouvelle-France au fur et à mesure qu’ils recevront la sanction du roi et le sceau du chancelier.
La réalisation de ces deux objectifs, à savoir l’unification et la codification du droit, donnera des résultats immédiats, substantiels et durables en Nouvelle-France, alors qu’en France, le poids de l’histoire, la diversité des coutumes, la résistance des classes privilégiées, empêcheront les Français de profiter des bienfaits de telles réformes et de vivre en pleine égalité sous une seule et même loi. Il faudra toute la violence et les brutalités de la Révolution de 1789 pour y arriver ou, en tout cas, pour s’en rapprocher.
En Nouvelle-France, l’unification et la rationalisation du droit s’imposeront si spontanément et si naturellement que, pendant près de cent ans – et sans même s’en rendre compte – les Canadiens vont vivre et prospérer sous un ordre de droit à ce point précis et réglé qu’il est difficile d’en trouver l’équivalent nulle part ailleurs à l’époque. Il peut paraître présomptueux de mentionner cette étonnante réalisation sans risquer de glisser dans un forme de chauvinisme à l’anglaise, alors contentons-nous de constater que les Canadiens étaient, à cette époque, parmi les rares justiciables à pouvoir vivre en pleine égalité sous une seule et même loi, à jouir d’une administration de la justice gratuite, moderne, réglée par des codes de procédure écrits et à bénéficier d’une justice rendue par des juges professionnels et intègres tenus de prouver leurs compétences en droit. Ce système, si bien réglé, a commencé à être mis en vigueur en Nouvelle-France il y a 350 ans : s’en souvenir, c’est rendre hommage et exprimer une reconnaissance légitime à ces esprits classiques qui nous ont permis de franchir collectivement un pas immense dans l’ajustement de nos rapports sociaux, c’est-à-dire de passer de simple poste de traite à celui de société civile et politique en voie de croissance et d’expansion ordonnée.
Ceci dit, compte tenu que notre histoire et que nos historiens font si souvent preuve de timidité chaque fois qu’il est question des évènements et des personnes qui ont joué un rôle déterminant dans la confection et dans la mise en place de notre système d’administration de la justice, nous allons maintenant aborder ce passé, époque de notre histoire où des visionnaires et réformateurs ont mis en place les lois et les institutions qui ont contribué à la formation et à l’essor d’une société de langue française en Amérique du Nord faisant preuve d’une audace et d’une confiance en soi que leurs descendants ont peine à imaginer aujourd’hui.
Le début d’un grand règne
Le 9 mars 1661 est une date charnière dans l’histoire de la France et, indirectement, dans celle de la Nouvelle-France. Ce jour-là, le cardinal Mazarin vient de succomber à une crise d’urémie. Il a été premier ministre et homme fort de la France depuis le décès de Louis XIII survenu en 1643. Quelque temps auparavant, sentant ses forces le quitter, Mazarin avait rédigé son testament, lequel comprenait une recommandation expresse à l’intention du jeune roi pour le gouvernement du royaume : «Je prie le roi de se servir de Colbert, étant un homme fort fidèle.»
Le lendemain du décès, quelques membres du Conseil d’État, inquiets pour la suite des choses, s’approchent timidement du jeune roi pour lui poser une question sur un sujet qui les trouble énormément : «À qui devrons-nous désormais nous adresser ?» La réponse est brève et sans détour: «À moi !» C’était le tout premier instant, la toute première journée d’un règne personnel qui allait se prolonger jusqu’en 1715. Né le 5 septembre 1638, Louis a 22 ans et 6 mois.
Le jeune roi n’avait jamais eu l’occasion de participer à l’exercice du pouvoir, mais il avait amplement eu le temps d’observer, d’écouter, de réfléchir et de préciser ses idées sur la monarchie et le gouvernement du royaume. En conséquence, il avait eu le temps d’arrêter les trois principes à la base de son gouvernement personnel : a) il devait agir personnellement et rien ne pouvait être décidé qu’en son nom ; b) la haute noblesse devait être éloignée du pouvoir et, surtout, écartée des postes stratégiques du gouvernement ; c) la fonction de premier ministre devait être abolie pour laisser place à un gouvernement personnel. Ces principes seront appliqués dès la constitution de son premier conseil, ou Conseil d’En-Haut : la reine-mère est prestement mise à la retraite ; les princes de sang, les ducs, les pairs et les cardinaux, remerciés de leurs bons et loyaux services ; les principaux commis de l’État, recrutés parmi la bourgeoisie, c’est-à-dire parmi des gens laborieux, disciplinés, loyaux et, surtout, que l’on pouvait virer sans avis ni remords lorsqu’ils n’étaient plus à la hauteur de ce qu’on attendait d’eux2. Mazarin avait déjà eu des expériences heureuses en recrutant d’excellents serviteurs parmi ces gens-là. Il avait, entre autres, confié la gestion de sa fortune personnelle – l’une des plus importantes de France – à un homme étonnamment dévoué et loyal, Jean-Baptiste Colbert3.
Un grand serviteur de l’État4
Né en 1619, Colbert avait 42 ans en 1661. Il avait œuvré dans les coulisses du pouvoir depuis l’âge de 20 ans, et il s’était mérité une rare réputation d’efficacité et de loyauté. Dès 1648, Mazarin lui avait confié des mandats relatifs à la sécurité et à l’éducation du dauphin alors âgé de 10 ans. En mars 1661, Louis et Colbert se connaissaient donc depuis 13 ans. De plus, Mazarin n’avait jamais connu un conseiller à qui faire autant confiance. Or, le jeune roi, plein d’enthousiasme, brûlait à l’idée de briller, de se distinguer en dispensant la justice, de mettre de l’ordre dans le gouvernement du royaume, de réformer l’administration de la justice, de réformer la gestion des finances. Pour la poursuite d’un tel programme, il avait bien entendu besoin de l’homme le plus résolu du royaume.
C’est donc Colbert, qu’il connaissait déjà si bien, qui sera jugé l’homme de la situation, celui qui fournira la puissance de conception et d’exécution à tant de «beaux et grands desseins». Et, de tous, le plus impressionnant, le plus ambitieux, le plus audacieux, le mieux planifié et plus achevé, sera la réforme de l’administration de la justice. Et c’est de cette réforme que naîtra la toute première constitution du Canada, constitution qui permettra aux Canadiens d’apprendre à vivre égaux sous une seule et même loi ; loi qui sera quelques années plus tard clarifiée, précisée et structurée par l’adoption d’une législation d’un genre nouveau, c’est-à-dire par des ordonnances de codification.
Une ère de réformes
Cette réforme en profondeur de l’administration de la justice allait débuter officiellement en 1665 à l’occasion de la mise sur pieds d’un Conseil de justice, conseil dont les travaux allaient être présidés par Louis XIV en personne. L’idée de codifier les lois n’était pas nouvelle5, et Colbert avait déjà mis beaucoup de temps et d’énergie à s’y préparer. Dans une étude exploratoire qu’il avait menée de sa propre initiative, il avait noté qu’aucun roi de France, depuis les lointaines Capitulaires de Charlemagne, «n’avait travaillé de son propre mouvement à rédiger et à mettre en corps toutes les ordonnances du royaume». Il avait aussi remarqué que deux siècles auparavant, Louis XI s’était penché brièvement sur la question, selon ce qu’en rapporte le chroniqueur Commines, à savoir «que le roy désiroit fort qu’en ce royaume on usast d’une coustume, d’un poids et d’une mesure, et que toutes ces coustumes fussent mises en un beau livre pour éviter la cautèle et la pillerie des advocats». Plus récemment, au début du XVIIe siècle, Henri IV avait lui aussi songé à une réforme de la législation, mais son assassinat vint «divertir l’exécution
de ce beau et grand dessein6».
« En sorte que ce grand travail a esté réservé en son entier à Louis XIV ; mais il est nécessaire, pour le rendre digne de son application et proportionné au grand caractère de son esprit et aux grandes choses
qu’il a desjà exécutées depuis le commencement de son règne, de rendre ce travail infiniment plus excellent et plus parfait que tout ce qui a esté pensé et fait jusqu’à présent par les rois ses prédécesseurs7. »
Dans un autre mémoire sur le sujet, Colbert ne laisse pas de fouetter les ardeurs et flatter l’amour-propre du roi face à son engagement dans ce beau et grand dessein :
« Si donc Vostre Majesté s’est proposé l’exécution de ce projet, il est certain que pour y parvenir il est nécessaire d’un grand concours, d’une grande chaleur, d’une grande application, d’une grande fermeté. Dieu, Sire, a donné à Vostre Majesté toutes ces qualités en un éminent degré ; elle a fait desjà voir, depuis quatre ans qu’elle travaille, qu’il n’y avoit rien d’impossible pour elle ; mais il faut avouer que tout ce qu’elle a fait jusqu’à présent n’est rien en comparaison de cette réforme de notre droit. Aussy aura-t-elle la satisfaction d’avoir exécuté ce qu’aucun prince n’avoit presque tenté auparavant, et quand mesme la chose seroit impossible, en faisant les efforts d’y parvenir, elle trouvera assurément tant de belles choses à faire qu’elle seroit dignement récompensée des soins qu’elle en auroit voulu prendre8. »
Par ailleurs, dans plusieurs lettres, procès-verbaux et mémoires portant sur le sujet, il est souvent fait référence à la codification de Justinien, empereur romain qui avait ordonné une refonte complète des ordonnances impériales adoptées depuis Hadrien, ainsi qu’une synthèse des principaux ouvrages du droit romain, et dont l’œuvre complète nous parviendra plus tard sous le nom de «corpus juris civilis». Le projet de codifier le droit français était donc une entreprise de grande envergure. Heureusement, l’énergie et la détermination de Colbert et de Louis XIV permettront de le mener à terme en moins
de vingt ans9. Il en résultera une série d’ordonnances dites «de codification du fait de justice», ordonnances qui seront mises en vigueur en Nouvelle-France au fur et à mesure qu’elles recevront la sanction du roi et le sceau du chancelier du royaume.
La volonté de rationaliser le droit10
D’une certaine façon, cette réforme de l’administration de la justice ira bien plus loin que celle de Justinien, compte tenu que ces ordonnances vont constituer des ouvrages de synthèse, une véritable percée dans la systématisation et la mise en ordre du droit, défi gigantesque qui n’avait jamais été tenté auparavant. Organisées à l’image d’une charpente géométrique, des parties importantes du droit français seront ainsi ordonnées, classées, divisées en livres, en titres, en chapitres et en articles. Les règles de droit seront réduites en principes abstraits rédigés sous forme d’articles courts, clairs, précis. Pénétré de l’idée de ce temps où tout devait être ordonné, réglé et équilibré, Colbert en supervisera jusqu’à la rédaction, se permettant même des recommandations sur la façon précise de les rédiger:
« Otez ces termes:‘s’il se peut’, ‘s’il est possible’, ‘autant qu’il se pourra’. Le Roy, dans les règlements qu’il fait, doit parler absolument… Appliquez-vous à la diction, à la rendre correcte, intelligible pour tous les termes, à n’en point mettre d’inutiles, à retrancher le superflu, les répétitions11. »
Des expressions comme «Appliquez-vous !» ou «Mettez-y de l’ordre !» reviennent d’ailleurs constamment dans les lettres et les notes de Colbert à ses collaborateurs. Pour comprendre ce besoin obsessif de précision, de rigueur et de perfection, il faut replacer Colbert dans le contexte social et culturel de son temps où l’esprit dit classique domine partout, quoique l’adjectif «classique» n’apparaîtra dans la littérature qu’un siècle plus tard.
Il n’y a donc pas que les Lafontaine, les Pascal, les Bossuet, les Molière et les Racine qui soient des classiques à l’époque. Comme bien d’autres, et sans même s’en rendre compte, Colbert est lui aussi habité par un pressant besoin d’ordre, de rationalité, de respect des anciens et de l’Antiquité, c’est-à-dire de la tradition et de la vérité historique12. Cette recherche de rigueur et de perfection donnera des résultats impressionnants dans cette grande œuvre de rationalisation du droit : les ordonnances de codification, réalisées entre 1665 et 1681, seront, à leur façon, des chefs-d’œuvre de l’esprit du Grand Siècle. Pour la première fois, la loi sera claire, précise, ordonnée et, surtout, certaine et la même pour tout le monde. Le chemin étant enfin tracé quant à la façon de structurer et de rédiger la loi, il ne pourra plus y avoir de retour en arrière : la loi aura enfin pris une voie moderne ; moderne pour la France, mais moderne aussi pour l’Europe entière qui finira par adopter cette façon méthodique de structurer et de rédiger la loi.
Cette collaboration fructueuse entre le roi et son ministre sur le «fait de justice» va donc permettre de mener à terme l’adoption de cinq grandes ordonnances de codification. Il s’agit de: a) l’ordonnance sur la procédure civile de 1667 ; b) l’ordonnance portant sur le règlement général des Eaux et Forêts de 1669; c) l’ordonnance sur la procédure criminelle de 1670 ; d) l’ordonnance sur le commerce de 1673, souvent appelé code marchand ; et e) l’ordonnance sur le commerce des mers ou sur la marine de 168113. Ces ordonnances demeureront en vigueur pendant presque tout le XVIIIe siècle, jusqu’à la Révolution, puis seront réformées pour devenir des codes de lois tels que nous les connaissons aujourd’hui.
L’unicité du droit en Nouvelle-France
Pour ce qui est de la Nouvelle-France, compte tenu que ces ordonnances étaient des synthèses du droit existant, compte tenu aussi que l’Édit de création du Conseil souverain prescrivait à ce conseil de rendre justice conformément aux seules lois en vigueur dans le ressort du Parlement de Paris, ces ordonnances deviendront en vigueur dans la colonie dès que les signes de validation y seront apposés, dont la sanction du roi et le sceau du chancelier. Il n’y a que l’ordonnance sur la procédure civile qui sera formellement enregistrée ici à Québec, possiblement parce que le Conseil souverain avait demandé au roi d’y faire quelques modifications pour tenir compte de la situation de la colonie. Quant à la qualité et à la renommée de nos codes, on peut souligner que, pendant toute la seconde moitié du XVIIIe siècle, les juges en chef de l’Angleterre – les lords Mansfield et Tenderden – s’en inspireront régulièrement pour réformer les coutumes commerciales anglaises. Pour ce qui est de notre code de commerce maritime, il sera généralement reconnu comme un code de droit universel par toutes les nations maritimes d’Europe. Ironiquement, les marchands britanniques immigrés au Canada se plaindront, eux, que notre droit commercial était arriéré… et qu’il devait être remplacé !
Au niveau du droit substantif, c’est la Coutume de la Prévôté et Vicomté de Paris qui deviendra la base de notre droit coutumier à partir de 1663. Pour éviter toute ambiguïté, et pour s’assurer que les Canadiens vivront sous une seule et même loi, un autre édit royal sera adopté au mois de mai de l’année suivante pour écarter tout doute en confirmant que seule la Coutume de Paris devait avoir cours dans la colonie de manière à établir les bases d’une «jurisprudence fixe et certaine».
La Coutume de Paris n’avait pas été l’objet d’une codification formelle comme les autres ordonnances mises en vigueur dans la colonie, mais depuis plus d’un siècle, elle avait été l’objet de nombreuses réorganisations sur la base d’initiatives privées de la part de juristes travaillant isolément ou de concert. De sorte que la Coutume de Paris, lorsqu’elle est devenue la base de notre droit commun en 1663, avait déjà été structurée et synthétisée sous forme de livres, de titres, de chapitres, et d’articles réduisant les règles de droit en principes abstraits, rédigés de façon claire, succincte et cohérente.
Dans l’ensemble, lorsque l’on considère les deux objectifs de la réforme de l’administration de la justice lancée par Colbert, à savoir l’uniformisation et la rationalisation du droit, on peut dire que les résultats ont été particulièrement remarquables dans le cas de la Nouvelle-France. En France, toutefois, une résistance naturelle au changement, le poids du passé, la force des traditions, les vestiges de la féodalité, l’opposition opiniâtre de certaines classes privilégiées, vont sérieusement freiner cette marche difficile, mais pourtant nécessaire, vers l’uniformité et la rationalité du droit. Il faudra la Révolution de 1789, avec ses bouleversements politiques, l’abolition des privilèges et l’exécution des privilégiés, le chaos et la terreur, l’adoption d’une nouvelle constitution et de nouvelles lois, pour que les Français puissent, pour la première fois, s’habituer à vivre en pleine égalité sous une seule et même loi.
L’unicité linguistique
Pour Colbert, toutefois, la seule «unification» du droit pouvait être compromise sans son support obligé : «la langue», c’est-à-dire la langue du roi, la langue dans laquelle étaient obligatoirement rédigées toutes les lois du roi depuis 1539, année de l’adoption de l’Ordonnance de Villers-Cotterêts14. Et cette ordonnance, enregistrée dans le ressort du Parlement de Paris, allait devenir en vigueur dans toutes les colonies de la France en Amérique du Nord, et ce, par le seul effet de l’enregistrement de l’Édit de création du Conseil souverain à Québec en septembre 1663.
Cette première ordonnance de notre histoire, qui précède de plus de trois siècles la Charte de la langue française, prescrit que toutes les lois, les ordonnances, les actes judiciaires, les actes officiels, et les actes rédigés par devant notaires, devront obligatoirement être rédigés dans le «langage maternel françois, et non autrement», et ce, sous peine de nullité absolue15.
Donc, une deuxième caractéristique de l’État souverain et national, «l’unicité linguistique» comme fait social et politique, s’ajoute à «l’unicité juridique16». Bien entendu, le XVIIe n’était nullement familier avec l’idée de nation, et Colbert ne visait l’unicité de langue et l’unicité de lois que pour des raisons d’efficacité administrative et de stabilité politique. Pour lui, une «langue», une «loi», un «roi» étaient essentiels au succès de ses grandes réformes, parce que cette unicité, en érodant la diversité, était seule capable de garantir la liberté dans l’ordre et la prospérité économique dans le royaume.
Ainsi, l’Édit de création du Conseil souverain, en posant comme principe fondamental de l’État l’unicité de langue et l’unicité de lois, a provoqué une forme d’accélération sociale en projetant la colonie en avant de son temps, et en posant imperceptiblement les bases d’une société civile et politique naturellement égalitaire. Sans s’en rendre compte, à leur insu, sans l’avoir voulu ni recherché, les Canadiens vont croître et se développer dans le cadre d’un milieu de vie, d’une solidarité sociale et d’une parenté spirituelle que l’on appelle aujourd’hui la nation. Fait exceptionnel et original pour l’époque, l’unicité de langue, l’unicité de droit, et l’usage de méthodes modernes d’administration publique vont favoriser l’émergence d’une fraternité civile où s’imposera une forme nouvelle de citoyenneté où prime l’égalité de chacun devant la loi.
Bref, les Canadiens vont ainsi vivre sous une administration moderne, dirigée non plus par des officiers exerçant des charges héréditaires ou obtenues par vénalité, mais par des fonctionnaires d’un type nouveau, embauchés pour leurs compétences et leur probité, fonctionnaires relevant directement de l’administration centrale et pouvant être révoqués sans délai pour manquements à leurs devoirs17.
L’esprit classique: un fait social et culturel
La première constitution du Canada est donc un pur produit de cette époque, époque que l’on appelle aujourd’hui classique. Les règles du classicisme n’étaient nullement circonscrites au domaine des arts et des lettres. Les juristes et les commis de l’État étaient eux aussi des classiques, des gens épris d’ordre et de rationalité, naturellement respectueux des anciens et de l’Antiquité18.
On peut ainsi affirmer que Louis XIV, homme de son temps, était un classique; Colbert en était un parangon, le type accompli de cet esprit ; les juristes, intendants, commis et techniciens qui travaillaient sous son autorité étaient eux aussi imprégnés de cet esprit du temps19. Paris était alors le centre par excellence du monde classique. La période de 1660 à 1680 a été la plus emblématique et la plus productive de cette disposition d’esprit. C’est au cours de cette période qu’une société civile et politique a pris son essor au Canada.
À titre d’illustration, en 1661, année du début du règne de Louis XIV, le roi avait 22 ans, Colbert 42, La Fontaine 40, Molière 39, Pascal 39, Madame de Sévigné 36, Bossuet 35, Madame de La Fayette 27, Boileau 25 et Racine 22. Tous vivaient à Paris, pas bien loin les uns des autres, et pouvaient se croiser à n’importe quel moment au hasard des sorties et des rencontres. Il y avait là toute une génération d’écrivains qui représentait la maturité achevée de la langue française et qui avait assimilé l’idée maîtresse du temps, à savoir qu’il existait, en toutes choses, une règle externe et certaine à laquelle il y avait lieu de se soumettre sous peine de donner prise au désordre et à l’anarchie. Ces gens-là étaient véritablement obsédés par l’idée de se donner des règles et de s’y conformer. Bien entendu, tout le monde n’était pas artiste, créateur, auteur et génial, mais l’esprit classique était partout dans l’air du temps : le besoin d’ordre, le culte de la raison et le respect des anciens atteignaient, à des degrés divers, tous les esprits20.
Dans ce contexte, la première constitution du Canada ne sera pas uniquement un produit passager de l’esprit classique : elle marquera la mentalité des Canadiens, leur culture profonde, leur façon de voir, de comprendre, d’agir et, généralement, de concevoir le droit et les rapports sociaux. Nés dans le siècle des classiques, les Canadiens seront et resterons eux-mêmes des classiques sans jamais s’en rendre compte. Et il n’y a là rien de surprenant ! En Nouvelle-Angleterre, par exemple, les Pères Pèlerins sont arrivés, eux, imprégnés de l’esprit puritain, et cet état d’esprit des origines s’est maintenu, s’est répandu et a marqué toute la culture américaine au cours des siècles. Chacun le sait, les Américains ont toujours été et sont encore marqués par la pensée, les valeurs, les préjugés, les réflexes et les choix propres à cet état d’esprit des origines. Leur conception de la loi, du droit et de la justice en est profondément imprégnée.
Le même phénomène d’imprégnation des origines s’est produit chez nous. C’était même inévitable ! L’état d’esprit qui a marqué l’imaginaire et la culture d’origine des Canadiens a résisté, s’est répandu et s’est transmis au passage des générations. Ce type de phénomène se manifeste partout où le noyau des origines a été relativement petit, compact et uniforme. L’esprit classique des Canadiens s’est tout naturellement propagé avec l’essor de leur démographie. Il s’est répandu et consolidé au XVIIIe siècle, il s’est définitivement cristallisé au XIXe siècle et, tel une deuxième nature, il conditionne encore aujourd’hui leurs réflexes culturels, leur façon de penser et d’agir, leur système de valeurs, leur conception de la loi, du droit et de la justice, bref, toute leur manière d’être et de vivre dans cette société civile et politique qui les distingue en Amérique du Nord et qui leur vaut parfois tant de critiques et de mépris. Il n’est pas toujours facile d’affirmer son identité et ses valeurs dans cette partie du monde où le modèle anglo-saxon semble être le seul à mériter le sceau de la civilisation !
Quiconque veut interpréter notre histoire, étudier nos réussites et nos échecs, comprendre les particularités de notre système de valeurs, pourra observer un peu partout les ressorts d’un peuple intimement marqué par les lignes de force qui habitaient et guidaient les esprits entre 1660 et 1680 : l’ordre, la rationalité, le respect de la tradition et des anciens. En 1763, cette manière de vivre et d’exister avait été remise en question par ceux qui s’étaient attaqués à l’ordre de droit sous lequel les Canadiens avaient vécu et prospéré jusque-là. Alors poursuivons avec «La genèse d’un climat révolutionnaire».
- André Castaldo, Introduction historique au droit, Paris, Dalloz, 1999, p. 243. ↩︎
- Michel Antoine, « Colbert et la révolution de 1661 » dans Roland Mousnier, dir. Un Nouveau Colbert, Paris, C.D.U. – SEDES réunis, pages 104 et 105. ↩︎
- Pierre Clément, Lettres, instructions et mémoires de Colbert, Paris, Imprimerie impériale, tome VI, 1982, réimpression 1979, p. III. ↩︎
- François d’Aubert, Colbert: La vertu usurpée, Paris, Perron, p.116-120. ↩︎
- Jean-Marie Carbasse, Introduction historique au droit, Paris, P.U.F., 1999, p. 239 à 241. ↩︎
- P. Clément, supra note 3, p. VI. ↩︎
- Ibid., p. VI. ↩︎
- Ibid., p. IX ↩︎
- Jean-Louis Thireau, Introduction historique au droit, Paris, Flammarion, 2001, p. 258 et 259. ↩︎
- Inès Murat, Colbert, Paris, Fayard, 1980, p. 142 et 143. ↩︎
- P. Clément, supra note 3, tome II, p. 385 ↩︎
- Klaus Malettke, « Colbert – homme de génie, homme de système, théoricien », supra note 2, p. 26 et 27; Julien Bonnecase, Science du droit et Romantisme, Paris, Recueil Sirey, 1928, p. 13, 16 à 20 ↩︎
- Marguerite Boulet-Sautel, supra note 2, p. 119; Brigitte Basdevant – Gaudemet et Jean Gaudemet, Introduction historique au droit; XIIIe –XXe siècles, Paris, L.G.D.J., 2000, p. 107. ↩︎
- Brigitte Basdevant – Gaudemet et Jean Gaudemet, supra note 13, page 302. ↩︎
- Agnès Blanc, La langue du roi est le français. Essai sur la construction juridique d’un principe d’unité de la langue dans l’État royal, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 259. ↩︎
- Ibid., p. 32, 33, 364 et 370 ↩︎
- Michel Antoine, supra note 2, p. 108 ↩︎
- Julien Bonnecase, supra note 12, p. 13. ↩︎
- Jean Meyer, Louis XIV et Colbert: Les relations entre un roi et un ministre au XVIIe siècle, supra note 2, p. 74-75. ↩︎
- Jean Meyer, supra note 2, p. 78 ↩︎