Un net penchant pour la paix
Ceux qui savent que la Grande Paix de Montréal a été conclue en 1701 sont peu nombreux à réaliser
qu’elle se situe dans la foulée d’un autre événement aussi riche de promesses. Pour comprendre la constance pacifique de la présence française en Amérique, il faut remonter à 1603. C’est à l’été de cette année-là, près de Tadoussac, que se tient une grande Tabagie, soit une grande fête. À cette occasion, Samuel de Champlain et Anadabijou, un chef qui se trouve à la tête de plusieurs communautés indigènes réunies sur les plages de la Pointe aux Alouettes, fument le calumet de paix. À la différence de ce que l’on voit de nos jours, la rhétorique égalitaire n’est pas le fort de cette alliance qui ne se paie pas de mots. Mais devinez quoi, cent ans plus tard, elle tient toujours. Elle s’incarne dans les faits et s’est imprégnée dans la coutume. Seuls les Iroquois continuent à guerroyer.
En 1603, un rapprochement cordial avait ouvert les portes du Saint-Laurent aux Français. En 1701, la paix de Montréal donne au rapprochement une nouvelle envergure. En ce sens, la Grande Paix du 4 août 1701 est résolument continentale et le produit d’un siècle de bon voisinage. Elle s’ouvre sur l’occupation d’un immense territoire dans un esprit de coopération qui est déjà bien en selle. L’esprit français et canadien se maille avec celui de leurs hôtes. En 1701, des peuples de deux continents étaient peut-être en train de réussir une synthèse aussi inédite qu’improbable.
Dans les deux instances, ce qui s’est passé à Tadoussac et à Montréal fait partie de ce qu’on pourrait appeler une exception positive. Des deux côtés, les artisans indigènes et exogènes de cette paix retirent du mérite, ce qui fait qu’on la commémore aujourd’hui. Cependant, à l’autre extrémité du continuum colonial, les Anglo-saxons protestants ont peut-être moins de motifs de pavoiser. Si l’on prend l’idéologie de Manifest Destiny qui justifie la Conquête de l’Ouest par la violence, elle n’a rien d’égalitaire. Elle révèle plutôt le tropisme guerrier d’une Amérique anglo-saxonne capable de grandes violences.
Du Far West et de la Grande Paix
On a parfois l’impression qu’on est passé d’une simplicité abusive à une autre, on pourrait quasiment dire d’un jugement raciste à un autre. Quand les autorités des États-Unis organisaient le déplacement forcé des communautés indiennes, souvent en violation des traités, c’était pour installer des colons blancs dans le Far West. Apparemment, il n’y avait là rien de répréhensible. De fait, un siècle plus tard, Hollywood mettait en scène ces violences de masse sans aucune mauvaise conscience. C’était avant que des auteurs et des universitaires se mettent à attribuer la cause de ces exactions à des politiques génocidaires. Tout un revirement.
Aujourd’hui c’est fait. Le préjudice est renversé et il s’accompagne d’attributions de fautes historiques à des contemporains qui n’y sont pour rien. Les présomptions de racisme endémique chez les Blancs ne sont plus rares et font naître des sentiments de culpabilité qui se répandent. Voudrait-on polluer le cerveau des Blancs, celui de tous les Blancs, avec pour alibi le mauvais sort fait aux Premières Nations ? En réponse à du racisme bien réel, donc bien identifiable, sommes-nous en train de créer un environnement de racisme inversé qui n’a pas besoin de preuves ? Bref, on assiste à de plus en plus de cas où la présomption de culpabilité du Blanc est tenue pour argent comptant. Si de telles présomptions peuvent parfois s’avérer fondées, elles ne le sont pas d’emblée. Faut-il rappeler que la présomption d’innocence a toujours sa place en droit ?
Pour illustrer mon propos sur les dérives de notre temps, je vais prendre un exemple récent qui a fait beaucoup de bruit. Les médias n’ont pas vraiment vérifié les faits avant de reprendre le canular des cimetières autochtones clandestins à Kamloops (C-B) et dans d’autres pensionnats catholiques. Dans le climat d’aujourd’hui, dès qu’il s’agit de Blancs et à plus forte raison de religieux et de catholiques, toute enquête sur les faits est apparemment superflue avant de sauter aux conclusions les plus effrayantes. Une presse devenue irresponsable peut donc impunément se faire le relais de tous les ragots au risque d’alimenter le ressentiment ou pire. Mais après le battage médiatique le mal est fait. En représailles, on a dit qu’une centaine d’églises avaient été vandalisées ou incendiées par des revanchards excités. La vérité sort rarement du tumulte… Aujourd’hui, les faits qui émergent contredisent les allégations du départ.1
La dominance du récit anglo-saxon
Si j’ai évoqué plus haut les États-Unis, c’est qu’une bonne part des idées qui ont cours au Canada sur les questions autochtones et les Blancs nous viennent justement de là. Après tout le Canada et les États-Unis ne forment-ils pas une vaste communauté anglo-saxonne ? Je ne peux m’empêcher de voir dans la dominance du récit anglo-saxon une explication, du moins partielle, au fait qu’aucun budget de recherche universitaire n’est accordé à l’étude des colonisations comparées. N’a-t-on pas des budgets même pour la littérature comparée ? En fait, distinguer la colonisation française de celle des Anglo-saxons n’est pas dans les priorités, ça ne presse pas. Qui dans l’Amérique actuelle voudrait se mettre en position de reconnaître chez les Français des comportements coloniaux plus équitables que chez les Anglos ? Qui voudrait voir dans la Grande Paix de Montréal un phare qui éclaire une attitude et une politique coloniale plus amène avec les Premières Nations et plus propre à tisser avec elles des liens durables ?
Il faut le regretter, les Autochtones sont eux-mêmes fort influencés par les courants de pensée américains dans la formation de leur propre jugement. Même ceux du Québec ne dérogent pas. Ils restent assez réfractaires à briser un drôle de consensus. Peu sont prêts à reconnaître chez les Français et les Canadiens de Nouvelle-France des comportements interethniques plus évolués. Qui plus est, ce sont des rapports qui ont survécu à la Conquête. Ils ont perduré dans les communautés et dans les régions, même si la superstructure politique qui en avait permis l’émergence, la Nouvelle-France, n’existait plus. Aujourd’hui, on constate que dans l’ensemble le jugement sur la relation entre Blancs et Indiens de l’époque coloniale ne s’embarrasse pas de nuances, il se forme souvent en faisant trop abstraction des régimes politiques et de leur personnalité (notamment spirituelle) qui sont à la base de différences sociétales. En pratique, il y eut une frontière et elle importe. Mais pour être dans le ton, on dirait qu’il faut adopter un récit univalent, traversé par une opposition généralisée entre Blancs et Indiens ?
C’est sans surprise que les Anglo-canadiens vont dans ce sens. Or que les Canadiens-Français adoptent en masse le même récit sans plus d’esprit critique est regrettable, mais nous renseigne sur les progrès d’une certaine déculturation. Quand les héritiers de la Grande Paix de 1701 adoptent un point de vue qui plombe leur propre histoire, c’est qu’ils distinguent plus difficilement leur propre intérêt. Québécois francophones ou Canadiens-Français, qu’ils soient toujours de langue française ne changerait donc pas grand-chose à l’affaire. À bien des égards on est trop souvent en face d’Anglo-saxons culturels qui parlent français.
Ce qui est inévitable ne laisse pas de choix
Reprenons. Au seizième siècle, l’Europe découvre l’Amérique et commence à y établir des colonies de peuplement. Les Européens connaissent la navigation à voile, le gouvernail d’étambot et la boussole. En comparaison des embarcations qu’on trouve en Amérique, les navires venus d’Europe sont des géants. Le Portugal, l’Espagne, la Hollande, l’Angleterre, la France (et la Russie en Alaska) participent à la rencontre des continents. Les colonies de peuplement feront de l’Amérique un prolongement de l’Europe. Y avait-il une autre histoire possible ? Une « histoire alternative » à celle-là ?
Les populations indigènes d’Amérique sont accueillantes. Qui refuserait un chaudron en cuivre ou une hache en fer ? Qui refuserait d’accomplir ses tâches quotidiennes avec une facilité accrue ou de se parer de nouveaux bijoux ? Le désir d’accéder aux produits de l’industrie européenne est spontané et général. Mais le progrès amène avec lui la maladie et des épidémies. C’est là l’élément malheureux d’une marche en avant de l’histoire.
Selon Wikipédia :
Malgré l’ambiance festive et l’abondance d’échanges commerciaux, la conférence se déroule dans des conditions difficiles : Montréal est en proie à une épidémie qui tue de nombreux délégués autochtones, particulièrement des chefs hurons-petuns et miamis. Des rumeurs courent à l’effet que les Français auraient délibérément provoqué l’épidémie pour détruire les nations autochtones, compromettant le processus de paix. Certains autochtones refusent même d’être soignés à l’Hôtel-Dieu de Montréal car ils craignent d’être empoisonnés.
Malgré tout ce qui assombrit l’événement, on peut supposer qu’il se vit à Montréal des moments d’euphorie. Les 40 tribus réunies ont beaucoup à découvrir, autant que les Français et les Canadiens. La population de Montréal a presque doublé pendant deux semaines alors qu’on ne déplore aucun trouble à l’ordre public. Pas de vandalisme, pas de beuveries. Les gens sont apparemment bien élevés et respectueux. Plusieurs voient peut-être un cheval pour la première fois pendant que des Canadiens et des Français rencontrent des Sioux. Des Indiens des plaines ont fait le voyage. Ne peut-on pas supposer que Montréal vibre sous une irrésistible palpitation ? Il ne s’agit pas ici de fabriquer une image d’Épinal, mais quand les circonstances y sont pourquoi faudrait-il se retenir de brosser un portrait favorable de nos relations ethniques dans le cas colonial singulier qui était le nôtre ? ?
On tente aujourd’hui de faire des procès au colonialisme qui ressemblent à une guerre livrée à la fatalité, un peu comme les artisans se révoltaient jadis contre les machines à tisser de la révolution industrielle. Or, pour le meilleur et pour le pire, à cette époque comme de nos jours, ce qui est plus avancé et utile tend à se répandre. Les Autochtones qui vivent de chasse et de pêche ne rejettent pas forcément le téléphone cellulaire, même si ce n’est ni dans leur tradition et pas eux qui les fabriquent. Même que ces petits appareils ne sont même pas fabriqués en Amérique ni par des Blancs. Que faut-il en conclure ? Les peuples qui s’appliquent le plus au travail et à l’étude sont ceux qui peuvent le mieux gagner en influence. Donc, qu’il s’agisse des Premières Nations ou des Blancs, ils risquent d’être dépassés par des concurrents d’une autre « couleur » s’ils ne s’interrogent pas bientôt sur leur application au travail productif et aux études qui mènent loin. Autrement dit nous sommes plus dans le même bateau que beaucoup le pensent.
Les guerres des Anglais
The French and Indian Wars est plus qu’un titre qui recouvre la période de la guerre de Sept Ans, commencée ici par une provocation sanglante dans l’Ohio, bien avant que les hostilités ne commencent en Europe. Sans que ses auteurs le souhaitent, l’expression consacrée accuse un tropisme anglo-américain pour la guerre qui ne s’est jamais démenti. Avec la juxtaposition des Français et des Indiens dans l’expression, l’ennemi est désigné. N’est-il pas vrai que les peuples maganés d’Amérique du Nord sont les French et les Indians ?
On a vu avec Marco Wingender que ce sont les truchements (interprètes), la proximité avec les communautés alliées et l’adresse redoutable des Canadiens à mener la « petite guerre » contre les Iroquois qui ont rendu possible la paix de 1701. Certes, les Français y sont pour quelque chose, ça ne se discute pas, mais ce n’est pas que l’affaire des Français.
Il y aurait pour nous dans la Grande Paix une belle occasion de se distinguer sur le plan national et international. Mais on hésite. Sommes-nous dans le cas du Blanc en nous qui écrase le Canadien ? Paralysés par une culpabilité déplacée, prenant un peu trop la posture de l’Anglo-saxon qui bat sa coulpe ?
Allons sur le site web de l’Assemblée nationale du Québec. Il devrait être le premier à rappeler notre existence, mais il ne mentionne pas les Canadiens dans le contexte de 1701. Dans un article sur le sujet2 tout est attribué aux Français :
« À la fin du XVIIe siècle, les Iroquois sont de plus en plus affaiblis, les Français n’ayant cessé de les attaquer. »
Où est donc passée « la petite guerre » ? À moins de croire au hasard dans le choix des mots, le site gouvernemental tient à distance le Canadien de Nouvelle-France et comme il serait anachronique de parler d’une contribution des Québécois, on ne mentionne que les Français.
Dans un cas parallèle de révisionnisme historique, d’autres l’ont osé ! Ils font disparaître le Canadien, mais cette fois au profit du Québécois. Dans un article de l’Action nationale, que j’ai déjà cité ailleurs, un sociologue de l’UQÀM et son collègue écrivent maintes fois que dans les années 1600 « les Québécois combattent les Iroquois ». Ici c’est par un excès déplacé de souverainisme qu’on s’oblige à récuser la dimension continentale de notre identité. Et par pudeur, on ne veut jamais mentionner notre identité de Canadiens, pourtant fondateurs du Canada longtemps avant les Anglais. On a renoncé à se battre.
Un mot sur la colonisation espagnole
On a souvent représenté la colonisation espagnole par des horreurs. Mais ça ne suffit pas pour clore le débat. Sans avoir la compétence pour trancher, je crois qu’on ne peut exclure l’existence de relations plus positives en Amérique du Sud à certains moments. C’est ce que veut montrer Salvador de Madariaga dans un livre de 500 pages qui porte sur l’essor de l’empire espagnol en Amérique. Le catholicisme, superstructure spirituelle omniprésente à l’époque, y est sans doute pour quelque chose, comme en Nouvelle-France du reste. Et le procès de Valadolid3, un vrai débat, conclut que les Indiens ont une âme, ce qui leur vaut la dignité. Il a sûrement influencé la suite des choses.
La Nouvelle-France, terreau d’égalité
Il en a été brièvement question plus haut. La rudesse de la vie des coureurs des bois et des explorateurs de l’arrière-pays est une vie grandement partagée avec les indigènes. Elle impose spontanément le respect mutuel, car on dépend les uns des autres pour sa survie.
Un autre facteur d’égalité, en Nouvelle-France la tenure des terres et le climat rigoureux n’étaient pas propices aux grandes cultures. On peut tirer de la terre et de la fourrure ce qu’il faut de revenus, mais chacun doit faire sa part. Bref, les revenus restent insuffisants pour qu’émerge du régime seigneurial ou des marchands une classe de propriétaires fonciers bien nantis. Ce qui contraste avec les colonies du Sud. Ces dernières sont plus profitables, y compris pour la France. C’est là que l’esclavage s’est répandu pour satisfaire les besoins intensifs en main-d’œuvre des grandes plantations. Une telle problématique est absente du Canada. Ici, le coureur des bois peut être rapproché de ce qu’on appelle aujourd’hui le travailleur autonome, alors que le paysan et le seigneur forment ensemble une cellule économique plutôt bien soudée.
En terminant, il faut reconnaître que les faits de la vie économique ne peuvent produire à eux seuls des rapports sociaux exemplaires. Il faut des meneurs bien inspirés pour qu’émerge un ordre de respect mutuel et de paix et, derrière ces hommes, un pouvoir politique qui le favorise ou ne s’y oppose pas. Avec la carrure d’un Samuel de Champlain les rapports interethniques débutent de bon pied. Le gouverneur Louis-Hector de Callière enjambera avec la paix de 1701. Pour faire le compte, il fallait une contrepartie idoine chez nos alliés. Nos hommages vont à Anadabijou, Kondiaronk et aux signataires de la paix de 1701. Ils vont à tous ceux qui, souvent anonymes, ont continué de porter le flambeau de la résistance après la Conquête, à l’instar du chef Pontiac.
_______________________
Une réponse
Nous avons la chance d’avoir des ancêtres qui se sont distingués des colonisateurs anglais, nous avons un passé dont nous pouvons être fier. Comment ça se fait que personne n’allume chez nos militants ? Je me demande combien de temps il faudra aux militants pour comprendre que nous sommes vraiment différents, nous ne sommes pas des anglo-saxon parlant français, que la sauvegarde de notre culture est la seule raison valable de faire l’indépendance. Je me demande combien de temps il faudra aux militants et aux élites pour cesser de mépriser ce que nous sommes et au contraire, en être fier. Merci pour texte.