Pourquoi Lévesque a-t-il planté Johnson ?
« Après son élection avec 41% des voix exprimées en 1966, Lesage demanda à Johnson de démissionner et de déclencher de nouvelles élections parce qu’un démocrate comme il se vantait de l’être ne pouvait pas gouverner alors qu’il ne représentait pas la majorité de la population et je me rappelle le mot à mot de Johnson s’adressant au président de la chambre : « Monsieur le président, j’ai été élu par la majorité du peuple canadien-français et ça me suffit. » »
(Antonio Flamand, 2017)
Excellent !
Et Parizeau, le soir du référendum de 1995, n’avait qu’à répéter la même chose ! À la différence que ce n’était pas une victoire à 41%, mais à 60 %. Dans le contexte de 1966, c’eut été une éclatante victoire des Canadiens de Nouvelle-France et de ceux qui s’étaient joints à eux ! Mais en 1995, ce ne l’était plus. Naturellement, la citation de l’ancien député Antonio Flamand vise à illustrer ici la punition référendaire que Parizeau s’était infligée et qui punissait son propre peuple. Il ne fallait pas aller là !!! Malgré l’échec de 1980, dont il avait vécu l’amère expérience, Parizeau n’avait pas prévu de manière de rebondir.
Dit sérieusement, il était impossible pour Parizeau de réclamer la victoire, mais il n’était pas dépourvu. Il pouvait affirmer avec raison qu’au vu de l’importance du vote canadien-français le fédéralisme avait un grave problème de légitimité qu’il lui faudrait bien régler, renvoyant avec ces paroles la balle dans le camp adverse. Même pas !
La question commence à être cernée.
C’est de savoir pourquoi le résultat référendaire a été reçu comme une fatalité contre laquelle il n’y avait pas de remède, que du dépit. Pour la Fédération des Canadiens-Français notre affirmation nationale déclinante est le résultat d’une lamentable division sur le sens de la lutte.
Parizeau avait joint le PQ en 1969 en tant que Canadien-Français. C’était dans son discours d’adhésion chez Butch Bouchard. On a dit qu’au départ il s’était opposé à l’approche référendaire. Mais, comme les autres, il se soumettra aux vertus d’un référendisme exporté d’Ottawa. Ce qui revient à dire qu’il changea de camp ! Le sens de la lutte avait changé pour lui, encore un autre.
Canadien-Français de naissance et encore en 1969, Parizeau ne voulait ni ne pouvait invoquer le vote canadien-français en 1995. Il était devenu Québécois. Avec tout ce que cela suppose… comme la subite disparition de son identité d’origine, longuement transmise. Cette division n’est donc pas qu’une différence de vocabulaire, elle a changé le sens de la lutte nationale en largeur et en profondeur, textuellement.
Longtemps mal comprise, la transition d’un sens à l’autre a provoqué un crash national. Le premier acte est épique, il s’est joué en moins de sept jours entre deux chefs, Johnson et Lévesque. Les hostilités ont été lancées par René Lévesque, qui torpilla sans ménagement les positions défendues par Johnson, Premier ministre, à la Conférence constitutionnelle du 5 février 1968. Les réformes réclamées par Daniel Johnson étaient justifiées, audacieuses et sans précédent. Elles ne seront d’ailleurs jamais dépassées plus tard, dans aucune des négociations constitutionnelles qui suivront. Et certainement pas en 1981.
Rappelons rapidement qu’en 1981, l’initiative était passée entièrement entre les mains de Trudeau. René Lévesque, le perdant référendaire réélu, s’était soumis à l’agenda fédéraliste et n’avait plus que les objections d’un front commun des provinces anglophones à opposer à Ottawa. Quand le château de cartes s’est écroulé, on s’est tous laissé prendre dans une opération de solidarité pour sauver le soldat Lévesque… qui d’ailleurs annonçait déjà une riposte imminente. Elle ne viendra jamais. Mais Lévesque, objet d’un persistant culte de la personnalité, se faisait tout pardonner. La nuit des longs couteaux, l’humiliation de Lévesque à Ottawa, qui a fait couler beaucoup d’encre, ne faisait que donner une émotion mélodramatique à ce qui était un déroulement tout à fait prévisible. (Martine Tremblay).
En peu de temp le camp national passa d’un bord à l’autre. Immédiatement après le coup de jarnac de Lévesque à Johnson, le destin partagé qui avait été jusque-là le fondement de la cause nationale (Groulx, Johnson…), se mit à perdre du terrain. Lévesque imposa un souverainisme purement territorial, avec un destin québécois replié sur lui-même. La segmentation nationale dont rêvait Trudeau pour les Canadiens-Français trouvait son écho. Le Québec n’avait dès lors plus rien à voir avec la dimension continentale des identités canadienne-française et acadienne.
L’approche volontariste, quasiment prophétique, de Lévesque avait en imagination l’avènement d’une nation nouvelle sur un territoire provincial paraphé à Londres en 1867. Pour lui, la nation ne pouvait commencer qu’en 1867, ou plus tard, même si Johnson avait bien averti ses vis-à-vis à Ottawa qu’ils ne devaient pas tenter de falsifier notre histoire pour la faire commencer en 1867.
Dans notre identité d’après, car il y a bien un avant et un après, une nation, que l’on nous vend, serait formée de deux entités sociologiques et culturelles, mais de poids différents, sujettes à des rivalités existentielles cristallisées dans l’histoire et difficilement conciliables. Comment résoudre tout ça ? Le référendum apparut comme le symbole unificateur et fondateur tout trouvé de la québécitude. Un ciment national d’occasion. Notre révolution française à la pointe d’un crayon, la nation créée dans les urnes à défaut de cavalerie.
À cette époque des années soixante, la Révolution tranquille repoussait avec aisance les limites de l’impossible. L’option Lévesque apparaissait attrayante aux yeux d’une jeunesse nombreuse. En pointe de la modernité américaine, la politique devenait, au Québec aussi, un produit sujet à un renouvellement continuel. La question nationale, enfin libérée de la tradition, pouvait désormais passer en roue libre. Cette mixture nous donna la trajectoire de perdition que nous connaissons depuis… et, en prime, la mine déconfite de Parizeau le soir du 30 octobre 1995, si vous voulez.
Juste pour capter l’esprit des temps, rappelons l’écart de notre affirmation entre l’avant et l’après. Avec 41 % des voix, Johnson et ses Canadiens-Français montaient au front sans complexe (avec le RN et le RIN derrière, dirons-nous !). Avec 60 % Parizeau était paralysé, impuissant, démissionnaire. Dans la vie nationale d’après, la volonté de reconnaissance statutaire liée à des droits nationaux, réclamés par la nation historique, sera maintenant sujette au veto « d’une population qui n’était pas concernée ». C’est comme ça que l’exprimait François-Albert Angers, qui avait vu juste. Et c’est pour ça que Parizeau restera silencieux sur l’essentiel ce fameux soir. Dans le cadre de la québécitude, tourner le verdict référendaire dans l’intérêt des Canadiens-Français, pour les encourager à poursuivre le combat, eux qui s’étaient dit OUI, c’était non seulement ingérable, mais interdit. Par quels détours le Canadien-Français Parizeau en était-il arrivé là ?
Nous n’avons pas fini de dire ce que l’identité québécoise a coûté aux Canadiens-Français.
Avant le 5 février prochain, date anniversaire, nous reviendrons sur l’allocution de Johnson en séance constituante, qui, de mon point de vue, serait la plus importante de l’histoire du Québec. La réaction de Lévesque, parue dans Le Devoir du 12 février, sera traitée au mérite.
Dans la constituante de 1968, les concepts constitutionnels de Johnson sont à leur hauteur optimale, Il n’y manque rien. Nous étions arrivés à ce sommet dans nos revendications nationales sans avoir à passer par un référendum. En régime fédéral, quand les circonstances le demandent, une province ressortissante d’une telle fédération a le privilège légitime et le droit de réclamer des négociations constitutionnelles. C’est ce qu’avait fait Johnson en organisant fort habilement d’ailleurs, avec l’aide de John Robarts, une pré-conférence des provinces à Toronto, sans Ottawa, en novembre 1967. Le succès de ce dialogue interprovincial initial rendait incontournable la convocation d’une conférence officielle à Ottawa. C’est pourquoi Pierre Elliot Trudeau, nouveau ministre de la Justice de Pearson, mais pas un néophyte, arriva à la Conférence du 5 février mal disposé, sinon fort mécontent et bien décidé à tout arrêter. Malheureusement pour nous, il aura des alliés de taille dans notre propre camp.
L’allocution d’ouverture de Daniel Johnson à la Première conférence constitutionnelle du 5 février 1968 est impeccable. Elle témoigne d’une réflexion approfondie sur les affaires constitutionnelles du Canada en regard du peuple fondateur et du peuple qui le déclassera après la Conquête. La réaction de Lévesque, que vous lirez prochainement, en réponse à Johnson, est inqualifiable. En conscience ou pas, il jouait le jeu de Trudeau. Bien avant qu’on se perde dans la stratégie référendaire, la « trudeauisation » des esprits, pour reprendre le néologisme de l’historien Éric Bédard, était déjà bien en selle !