Par Jean-Claude Dupuis, PhD
Texte d’une conférence prononcée devant le Groupe de réflexion sur les enjeux québécois (GREQ), sur le thème du syndicalisme (22 mars 2018).
Dans la préface de son ouvrage, Libérez-nous des syndicats!, Éric Duhaime constate que bien des gens admettent le « blocage » de la société québécoise actuelle, mais qu’ils ne s’entendent pas sur la priorité des réformes à entreprendre. Faut-il d’abord régler le problème de la dette publique, améliorer le système de santé, réformer l’éducation, rehausser la productivité industrielle, favoriser le libre-échange ou revenir au protectionnisme? Certains dinosaures péquistes osent encore parler timidement de souveraineté, mais jamais, notons-le, de nationalisme ou d’immigration. Éric Duhaime offre une réponse qui en vaut bien d’autres : il faut libérer le Québec de la tyrannie syndicale. Nul doute que la dynamique des relations de travail, issue de la Révolution tranquille, doit être révisée de fond en comble, surtout dans le secteur public. Le syndicalisme idéologique de la CSN a fait, et il continue de faire, un grand mal à notre société, comme on l’a vu lors du fameux « Printemps Érable ». Quant au syndicalisme d’affaires de la FTQ, il se consacre essentiellement à défendre les intérêts de la génération sur-privilégiée des baby-boomers.
L’ouvrage d’Éric Duhaime apporte une contribution pertinente au débat public. Mais pour ma part, je mettrais l’accent sur un autre point : la réforme des idées. Ce sont les idées qui mènent le monde, bien plus que les structures légales ou institutionnelles. Comment peut-on réformer la société si l’on continue de s’accrocher aux manières de penser qui nous ont conduits au marasme actuel? Ce cadre intellectuel, que je qualifierai plutôt de « carcan idéologique », nous renvoie, comme une balle de ping-pong, du libéralisme au socialisme. La vie intellectuelle du Québec est devenue aussi pauvre que sa vie politique. Il est temps de s’interroger sur les fondements philosophiques de notre société. Les réalistes et les activistes me qualifieront peut-être « d’intellectuel désincarné », voire de « pelleteux de nuages ». Je prendrais cela comme un compliment. Tout projet de société repose sur une « vision du monde », sur une « orientation doctrinale ». L’action sans vision n’est que de l’agitation. Or tous les mouvements qui contestent présentement l’ordre établi, qu’ils soient de droite, comme les populistes européens, ou de gauche, comme les altermondialistes, risquent de ne déboucher sur rien puisqu’ils partagent la même vision du monde que le système social qu’ils prétendent par ailleurs combattre, une vision qui découle de la Philosophie des Lumières du XVIIIe siècle.
Mais où trouver une « troisième voie »? Réponse : dans la « droite religieuse », dont Éric Duhaime semble déplorer, avec raison, l’inexistence au Québec. Toutefois, je ne parle pas ici de la Religious Right américaine, qui ne fait qu’associer le capitalisme dur à la morale puritaine, mais du « catholicisme social », qui fut malheureusement délaissée par l’Église lors du funeste Concile Vatican II. Car il va sans dire que je n’adhère pas au discours « ultra-politiquement correct » du pape François sur le réchauffement climatique, l’accueil des migrants ou le déséquilibre des échanges Nord-Sud.
À mon avis, il faudrait redécouvrir et réactualiser ce que l’on appelait, dans les années 1930, la « doctrine sociale de l’Église ». Cette expression recouvrait un ensemble de principes sociaux, politiques et économiques qui découlaient de la conception catholique des rapports entre l’ordre naturel et l’ordre surnaturel. Dans le domaine économique, l’Église condamnait à la fois le capitalisme, qui favorisait l’exploitation des pauvres par les riches, et le socialisme, qui niait l’ordre naturel en voulant supprimer toute différenciation sociale. Le catholicisme social proposait une troisième voie, fondée sur la collaboration du Capital et du Travail. Les encycliques sociales des papes Léon XIII et Pie XI prônaient une renaissance des corporations de métiers, qui avaient été abolies par la Révolution française, pour stabiliser l’ordre économique et pour humaniser la civilisation industrielle.
Mais avant d’exposer les principes de la doctrine sociale de l’Église, je dois d’abord répondre à une objection classique. Même en supposant qu’elle soit vraie, quel intérêt pourrait présenter cette doctrine à une époque où plus personne ne va à la messe?
Réponse: pour étudier un modèle alternatif de société, certes théorique ou du moins historique, mais un modèle qui puisse nous aider à remettre en question l’idéologie dominante, à nous libérer de la « pensée unique ».
De nos jours, il ne sert plus à rien de voyager. Toutes les sociétés se ressemblent, à quelques variantes près, parce qu’elles s’inspirent toutes, plus ou moins, des idées de la Philosophie des Lumières. Le seul voyage qui puisse nous faire voir autre chose pour comparer et confronter les valeurs contemporaines, c’est le voyage dans le temps. Les bons vieux livres ont beaucoup à nous apprendre. Le Québec a produit d’admirables penseurs sociaux au XXe siècle. On les a oubliés depuis la Révolution tranquille parce qu’ils étaient catholiques. Mais il suffirait de les redécouvrir pour trouver la réponse à plusieurs de nos questions actuelles, ou du moins pour alimenter notre réflexions en soulevant un « doute méthodique » sur les dogmes politiques contemporains.
Par ailleurs, notons que l’ordre social chrétien repose en grande partie sur la loi naturelle plutôt que sur la révélation surnaturelle. L’étude de la doctrine sociale de l’Église peut donc enrichir les sciences sociales, même en dehors d’une adhésion à la foi catholique. Certains chercheurs non-catholiques, comme Maurice Allais (Prix Nobel de Sciences économiques, 1988) ou Muhammad Umar Chapra (Islamic Economic Thought, 2001), sont arrivés aux mêmes conclusions que les sociologues catholiques, sans passer par la voie du magistère de l’Église. L’ordre naturel est à la base de l’ordre surnaturel. Comme disait le pape saint Pie X : « La civilisation n’est plus à inventer, ni la cité nouvelle à bâtir dans les nuées. Elle a été, elle est; c’est la cité catholique. » (Lettre sur le Sillon, 1910)
LE CATHOLICISME SOCIAL
Les premiers syndicats de la ville de Québec, fondés en 1882, se rattachaient au Noble and Holy Order of the Knights of Labor, une organisation ouvrière américaine née en 1868. Ils furent condamnés dès 1885 par un mandement l’archevêque de Québec, Mgr Taschereau, à cause de leurs liens avec la franc-maçonnerie et de leur manque de respect pour la propriété privée. L’organisation et les rites symboliques des Chevaliers du Travail étaient effectivement d’inspiration maçonnique. Et puisqu’à cette époque, la loi civile ne reconnaissait pas encore le droit de grève, celle-ci était considérée comme une atteinte à la propriété sanctionnée par le droit civil et criminel. Les Chevaliers du Travail tenaient un discours plus révolutionnaire que l’American Federation of Labor (AFL) de Samuel Gompers. Ils furent discrédités par la violente grève générale de Chicago en faveur de la journée de huit heures, lorsque sept policiers furent tués par une bombe lancée par un anarchiste, le 1er mai 1886. Le Vatican approuva le jugement de Mgr Taschereau, mais d’autres évêques, comme Mgr Gibbons (Baltimore), Manning (Londres), Lynch (Toronto) et Fabre (Montréal), estimaient que l’Église devait soutenir le syndicalisme pour ne pas se couper de la classe ouvrière. Ces prélats s’inscrivaient dans le mouvement du « catholicisme social » qui s’était développé en France après la guerre de 1870, sous l’influence d’Albert de Mun, René de la Tour du Pin et Léon Harmel.
Ces trois militants catholiques, monarchistes et conservateurs, voulaient entreprendre une « réforme intellectuelle et morale » de la France pour restaurer l’esprit de la chrétienté médiévale, en commençant par les structures économiques. Ils proposaient de reconstituer les anciennes corporations de métiers, qui avaient été abolies durant la Révolution française au nom de la « liberté de commerce ». Dans les villes, les corporations regroupaient tous les intervenants d’un type de métier, qu’ils soient patrons ou ouvriers, qu’ils soient maîtres, compagnons ou apprentis. La corporation réglementait les prix, les salaires, l’apprentissage et les normes de fabrication. Elle protégeait ses membres et leurs familles contre les aléas de la vie : maladie, pauvreté, vieillesse. Elle formait une sorte de sous-société, fondée non pas sur la classe sociale, mais sur le domaine d’activité économique. Le roi était le gardien, et au besoin l’arbitre, des privilèges de la corporation. La vie sociale et religieuse se faisait au sein de la corporation plutôt que dans le cadre d’une paroisse territoriale. L’économie d’Ancien Régime était très règlementée et très stable. Il n’y avait ni chômage ni inflation. Les crises économiques cycliques n’existaient pas avant l’apparition du capitalisme. La première date de 1873. Dans le régime de chrétienté, la vie économique n’était perturbée que par les mauvaises récoltes, les épidémies et les guerres, d’ailleurs peu meurtrières. Les gens étaient rarement endettés, car le prêt à intérêt (usure) était considéré comme un péché.
Les catholiques sociaux de la fin du XIXe siècle étaient des traditionalistes qui entendaient restaurer l’Ancien Régime. Mais ils étaient perçus comme des « révolutionnaires » par la bourgeoisie libérale parce qu’ils se portaient à la défense de la classe ouvrière. Saint Pie X ne disait-il pas que « les vrais amis du peuple sont les traditionalistes »?
Notons que le catholicisme social était d’abord apparu en Allemagne, dès 1850, autour de Mgr Emmanuel von Ketteler, surnommé « l’évêque des ouvriers ». Les jésuites Luigi Taparelli d’Azeglio et Matteo Liberatore l’ont diffusé en Italie. Le cardinal Gaspard Mermillod a fondé, en 1884, l’Union de Fribourg (Suisse), pour soutenir l’œuvre des « cercles d’ouvriers » à travers toute l’Europe. Le catholicisme social eut même quelques échos au Québec, avec la Société canadienne d’économie sociale de Montréal (1888-1911). Le fondateur des caisses populaires, Alphonse Desjardins, s’inspirait lui-même du catholicisme social, qui prônait le coopérativisme, en plus du syndicalisme, du corporatisme et de la législation ouvrière.
L’ENCYCLIQUE RERUM NOVARUM
Le pape Léon XIII éleva le catholicisme social au rang de doctrine officielle de l’Église par l’encyclique Rerum novarum (1891). Au départ, le Saint-Père s’inscrit dans l’esprit de la Contre-Révolution en dénonçant la « soif d’innovations » du monde moderne. Il constate que les progrès de l’industrie ont concentré la richesse en un très petit nombre de mains, en laissant la multitude dans l’indigence. La « question sociale », c’est-à-dire le conflit latent qui oppose les patrons aux ouvriers, est le principal problème de la société industrielle. Léon XIII juge sévèrement le capitalisme, qui impose au prolétariat une « situation d’infortune et de misère immérité ». Il rejette ainsi l’argument classique des défenseurs du capitalisme selon lequel les pauvres méritent leur sort à cause de leur paresse ou de leur imprévoyance. Mais il ajoute que les socialistes proposent une solution pire que le mal, soit l’abolition de la propriété privée.
Rerum novarum est un exposé de théologie morale bien plus que de science économique. L’encyclique démontre que la propriété privée est de droit naturel et que l’inégalité des classes sociales est voulue par Dieu pour le bien des âmes. Sans inégalité, pas de coopération ; sans coopération, pas d’amour fraternel ; sans amour fraternel, pas de salut éternel. Le Christ lui-même a montré l’exemple de l’obéissance et de la pauvreté en travaillant comme simple charpentier. Mais le christianisme a également rehaussé la valeur morale du travail manuel, qui était méprisé au temps de l’Antiquité païenne. L’ouvrier doit remplir fidèlement ses tâches, mais il a aussi droit à un juste salaire. Le patron a le devoir d’aider les pauvres, sans profiter exagérément de sa richesse, mais il a le droit de posséder et de diriger son entreprise. Quant à l’État, il doit se confiner à ses fonctions naturelles de protecteur du droit et du bien commun. Il ne doit pas s’immiscer dans la direction de l’économie, ni de la famille, sauf en cas de grave nécessité. La théorie de la lutte des classes est une erreur capitale. Les diverses classes doivent collaborer harmonieusement au lieu de se combattre perpétuellement.
Après avoir rappelé ces grands principes moraux, Léon XIII en arrive à la situation concrète. L’État, dit-il, doit légiférer pour défendre la classe ouvrière : limiter les heures de travail, surtout dans les mines ; interdire l’emploi des femmes et des enfants dans les usines ; faire respecter le repos dominical ; ne pas laisser la fixation du salaire à la prétendue « liberté contractuelle », mais établir des mécanismes qui puissent garantir un salaire qui soit « suffisant pour faire subsister l’ouvrier sobre et honnête ».
Cependant, toutes ces mesures ne sont que des palliatifs. Selon le pape, la question sociale ne pourra pas être définitivement réglée ni par l’intervention de l’État ni par un simple appel à la charité chrétienne. Il faut rétablir les corporations de métiers de l’Ancien Régime, qui ont été supprimées par les révolutions libérales du XIXe siècle. Léon XIII est un partisan du « retour en arrière », une notion qui sonne plutôt mal de nos jours.
« C’est pourquoi, si la société humaine doit être guérie, elle ne le sera que par un retour à la vie et aux institutions du christianisme. À qui veut régénérer une société en décadence, on prescrit avec raison de la ramener à ses origines. […] La perfection de toute société consiste à poursuivre et à atteindre la fin en vue de laquelle elle a été fondée […] Aussi, s’écarter de la fin, c’est aller à la mort; y revenir, c’est reprendre vie. »
Toutefois, le texte de Rerum novarum était ambigu sur le sens du mot « corporation ». Léon XIII pouvait l’employer au sens traditionnel des corporations de métiers ou au sens moderne des syndicats de travailleurs. En fait, l’objectif à long terme était de créer des associations professionnelles qui regrouperaient les patrons et les ouvriers pour garantir la stabilité économique et la sécurité sociale de ses membres. Mais en attendant, on pouvait créer des syndicats de patrons et des syndicats d’ouvriers, qui, à défaut de se fusionner, devait au moins chercher à collaborer. Le pape affirme clairement que le droit d’association est un droit naturel. L’État ne peut pas interdire les regroupements de travailleurs, pas plus qu’il ne peut interdire les congrégations religieuses. De plus, les associations ouvrières ou patronales doivent être confessionnelles, car la vie économique affecte directement la vie morale et religieuse des familles et des sociétés.
L’encyclique était imprécise sur la question de la légitimité de la grève. Le pape en condamnait le principe, quoique mollement. Il qualifiait la grève de « maladie », mais en prenant soin de mentionner qu’elle était généralement provoquée par un salaire trop faible et des heures de travail trop longues. Il encourageait l’État à créer des mécanismes de conciliation qui éviterait d’en arriver à la grève, qui désavantage les ouvriers autant que les patrons.
Rerum novarum est souvent présentée comme une « révolution » dans l’Église. Le pape semblait prendre le parti des pauvres contre les riches. Les libéraux voltairiens l’accusèrent de « socialisme ». En réalité, l’Église avait toujours été du côté des pauvres, mais sans être nécessairement contre les riches. En théorie, l’encyclique prônait la renaissance des corporations de métiers. Mais en pratique, on a surtout retenu son approbation officielle des syndicats ouvriers. Le corporatisme, c’était l’idéal ; le syndicalisme, la réalité. Pourquoi? Sans doute parce qu’il était plus difficile de prêcher le renoncement chrétien aux patrons qu’aux ouvriers.
L’ESPRIT DU SYNDICALISME CATHOLIQUE
Le premier syndicat catholique québécois a été fondé en 1907, à Chicoutimi, par l’abbé Eugène Lapointe. Plusieurs autres suivront. En 1921, quatre-vingt organisations ouvrières se sont regroupées pour former la Confédération catholique des travailleurs du Canada (CTCC) sous le patronage de l’évêque d’Ottawa, Mgr Charles-Hugues Gauthier. Malgré son nom, la CTCC ne s’étendit pas vraiment en dehors des frontières du Québec. Dans les provinces anglophones, majoritairement protestantes, les syndicats neutres (non-religieux), généralement liés aux centrales américaines (AFL-CIO), s’imposaient naturellement. Les évêques canadiens-anglais se contentaient de créer des comités d’animation spirituelle catholique au sein des syndicats neutres, lorsque les travailleurs catholiques étaient assez nombreux. Au Québec, l’épiscopat pouvait se permettre d’être plus ambitieux. Mais la concurrence des « unions internationales » (entendons américaines) était vive. En 1950, les 2/3 des travailleurs syndiqués étaient affiliés à la Fédération provinciale des travailleurs du Québec (FPTQ, devenue FTQ en 1957), d’obédience américaine (AFL-CIO), et 1/3 à la CTCC (devenue CSN en 1960).
Le président de l’AFL, Samuel Gompers, résumait les objectifs de son organisation de la manière suivante : « More, more, more and now! » C’était un syndicalisme d’affaires à l’avantage de ses membres. La FPTQ pouvait, certes, défendre quelques causes sociales, mais toujours dans le sens du progressisme et du laïcisme, donc à l’encontre des traditions nationales canadiennes-françaises. Les syndicats internationaux étaient souvent infiltrés par des militants communistes, comme Madeleine Parent, Léa Roback et Kent Rowley. Le clergé recommandait aux catholiques de ne pas adhérer aux syndicats internationaux. Mais le peuple ne l’écoutait guère, car il était déjà convaincu qu’il ne fallait pas mêler la religion à la politique, et donc, à plus forte raison, à l’économie. Les grandes entreprises préféraient négocier avec les syndicats internationaux plutôt que les syndicats catholiques. Paradoxalement, le discours socialiste des premiers, classés à gauche, semblait moins déranger les capitalistes que le projet de société chrétienne des seconds, classés à droite.
L’esprit du syndicalisme catholique était bien différent de celui du syndicalisme international. Énumérons ses caractéristiques :
- Collaboration des classes plutôt que lutte des classes.
- Respect de toute autorité, qui vient de Dieu selon saint Paul.
- Légitimité de la propriété privée et de la hiérarchie sociale.
- Caractère religieux, donc non-matérialiste, de l’organisation ouvrière.
- Soumission à l’autorité ecclésiastique : pape, évêques, aumôniers syndicaux.
- Recours à la conciliation plutôt qu’à la grève, qui n’est qu’un « mal nécessaire ».
- Rejet de la « grève de sympathie » à visée politique.
- Promotion du corporatisme social dans les publications et les sessions d’études.
- Défense des valeurs conservatrices : travail, famille, patrie.
- Antisocialisme et antilibéralisme de principe.
- Confessionnalité de l’école et des autres institutions civiles.
- Statuts et les officiers du syndicat obligatoirement catholiques, mais acceptation de membres non-catholiques.
La FTPQ accusait la CTCC d’être un « syndicat de boutique » soumis aux patrons et au gouvernement en vertu du principe catholique du respect de l’ordre établi. En réalité, les syndicats catholiques ont défendu les intérêts de la classe ouvrière d’une manière aussi efficace que les syndicats internationaux, comme le reconnaît Jacques Rouillard, le spécialiste de l’histoire du syndicalisme québécois. Les syndicats catholiques se montraient combattifs, même lorsqu’ils affrontaient un patron ecclésiastique. La fameuse grève des typographes du journal L’Action catholique (1938), illustrée dans le roman de Roger Lemelin, Les Plouffe (1948), en est un exemple. La CTCC a également soutenu les dures grèves du textile (1937) et de l’amiante (1949). Les syndicalistes catholiques étaient d’abord des syndicalistes.
On continuait à disserter sur le corporatisme lors des « semaines sociales » organisées par L’École sociale populaire, mais ce projet de société semblait être renvoyé aux calendes grecques, sinon classé au rayon des utopies. Le Québec s’est rapidement industrialisé entre 1896 et 1929, comme tout le reste du monde occidental. Les conditions de vie de la classe ouvrière s’amélioraient, les syndicats étaient finalement légalisés et l’État commençait à adopter quelques timides lois sociales. Le capitalisme paraissait bien fonctionner, malgré tout. On ne remettait pas en question la doctrine du laisser-faire économique. Le syndicalisme catholique s’intégrait lui-même dans la logique du libéralisme.
La Grande Dépression des années 1930 changea la donne. Tout le monde avait alors l’impression que le capitalisme avait fait son temps et qu’il fallait maintenant choisir entre deux systèmes alternatifs : le socialisme ou le corporatisme. Au début des années 1930, le célèbre économiste John Maynard Keynes se tournait lui-même vers la solution corporatiste. Ce n’est que plus tard qu’il découvrit un autre moyen de sauver le capitalisme, par l’intervention de l’État. En comparaison de la misère qui régnait dans les démocraties libérales, la prospérité économique de l’Italie fasciste et de l’Allemagne nazie impressionnait bien des gens. Ces pays étaient officiellement « corporatistes », mais leur politique économique se rapprochait davantage du dirigisme d’une économie de guerre. Les écrivains catholiques faisaient d’ailleurs une nette distinction entre le « corporatisme social » de l’Église et le « corporatisme d’État » du fascisme. Néanmoins, l’association du mot « corporatisme » aux dictatures fascistes a contribué à discréditer cette école de pensée économique après la Seconde Guerre mondiale.
L’ENCYCLIQUE QUADRAGESIMO ANNO
En 1931, le pape Pie XI publia une encyclique d’importance majeure, alors que le monde était en pleine crise économique. Il rappelait d’abord les principes de Rerum novarum : défense de la classe ouvrière et du droit de propriété privée. Mais Pie XI critiquait le régime capitaliste d’une manière beaucoup plus profonde que Léon XIII. Rappelons que les pays industrialisés étaient alors aux prises avec un taux de chômage d’environ 25% et que les filets de sécurité sociale étaient inexistants. Comme il se doit, le pape condamnait moralement ceux qui profitaient indument de leur richesse, au lieu de faire l’aumône aux pauvres. Mais il dénonçait surtout la « dictature économique » du capitalisme monopolistique et de la haute finance qui peut réduire en esclavage le pouvoir politique lui-même.
Le pape affirme que l’État a le droit d’imposer de justes limites à la propriété privée en vue de préserver le bien commun. Il s’écarte ainsi du vieux principe de droit romain : jus usum et abusum. En pratique, cela voulait dire que l’Église reconnaissait à l’État le droit de nationaliser exceptionnellement certaines industries, en autant que la propriété privée reste la règle.
Selon Pie XI, la collaboration entre le Capital et le Travail, dans un rapport de hiérarchie sociale, est nécessaire au bon fonctionnement de l’économie, mais les prétendues « lois économiques » de l’école de Manchester sont fausses et immorales. Il n’est pas normal que la richesse soit de plus en plus concentrée et que le salaire n’assure pas plus que le minimum vital. Le pape admet que la « loi du marché » puisse régler efficacement certaines activités économiques, mais il ne faut pas, dit-il, en faire un principe universel. La liberté absolue du commerce transforme la société en un champ de bataille, en une lutte perpétuelle de tous contre tous. Elle ne peut assurer ni la stabilité ni la justice qui sont nécessaires à l’ordre social. Le salaire ne doit pas être établi en fonction d’une imaginaire « loi de l’offre et de la demande », mais en fonction des besoins de l’ouvrier et de sa famille. L’Église prône le principe du salaire familial plutôt que celui du salaire individuel.
Pie XI encourage un retour à la doctrine thomiste du juste prix et du juste salaire, qui réglait l’économie d’Ancien Régime. Il est donc en faveur d’un certain dirigisme économique. Toutefois, la gestion de l’économie ne doit pas être confiée à l’État, mais laissée aux « corps intermédiaires », aux institutions privées ou communautaires qui se situent entre la famille, unité de base de la société, et l’État, gardien des droits naturels et divins. Le rôle de l’État, disait saint Thomas d’Aquin, c’est d’unifier et de pacifier. C’est essentiellement un rôle de gendarme et d’arbitre, non pas un rôle d’agent économique, social ou culturel, sauf en cas de nécessité. C’est ce que les philosophes catholiques appellent le rôle « subsidiaire » de l’État.
Le Saint-Père louange les syndicats catholiques et les sociétés d’entraide mutuelle qui ont été créés dans l’esprit de Rerum novarum, mais il déplore l’absence de « syndicats mixtes » qui regrouperaient les patrons et les ouvriers dans une même association professionnelle, autrement dit une corporation de métier. La société, dit-il, reste plongée dans un état violent et instable parce qu’elle est fondée sur les égoïsmes individuels et la lutte des classes. La société devrait se diviser en « ordres sociaux » plutôt qu’en « classes sociales ». Les citoyens devraient s’identifier en fonction du domaine d’activité auquel ils se rattachent plutôt qu’en fonction de leur place et de leur niveau de revenu dans l’entreprise. Le sentiment de solidarité et les intérêts communs devraient être plus forts entre les patrons et les travailleurs d’un même secteur économique, qu’ils ne le sont entre la bourgeoisie, d’un côté, et le prolétariat, de l’autre, car les membres d’un même métier ont naturellement plus d’affinités entre eux, quel que soit le rôle qu’ils occupent dans le métier.
Les rapports entre le Capital et le Travail doivent être réglés par la justice et la charité. La libre concurrence doit être limitée et la puissance économique soumise à l’autorité publique. La politique économique doit rechercher l’équilibre et l’ordre de la société plutôt que la hausse du profit ou la consommation.
Les socialistes et les catholiques ne pourraient-ils pas faire alliance pour réclamer une plus grande justice sociale? Pie XI condamne radicalement le communisme, non seulement à cause de son athéisme, mais aussi parce qu’il s’oppose à la loi naturelle en voulant abolir toute propriété privée. Mais il admet que le « socialisme mitigé » a partiellement renoncé à la révolution en reconnaissant le droit de propriété et en atténuant son discours de lutte des classes. Il constate que les catholiques et les socialistes démocratiques ont des programmes similaires : nationalisation de certains services publics, lois de sécurité sociale, contrôle de l’État sur les trusts et les banques. Mais un point fondamental sépare les catholiques des socialistes : la fin surnaturelle de l’homme pour les premiers, et le bonheur strictement terrestre pour les seconds. Aux yeux du pape, les socialistes modérés sont tout aussi matérialistes que les communistes. Et il n’est pas certain qu’ils aient définitivement renoncé au collectivisme. D’après Pie XI, le socialisme, s’il reste vraiment socialiste, ne peut pas se concilier avec le catholicisme. De toute manière, les éléments de vérité qui se trouvent dans le socialisme sont déjà contenus dans la doctrine sociale de l’Église.
« Si la société humaine doit être guérie, conclut le pape, elle ne le sera que par un retour à la vie et aux institutions chrétiennes. » Le corporatisme n’est donc pas une panacée technique. Ce projet de société n’est pleinement réalisable que dans le cadre d’une civilisation chrétienne. La réforme morale doit accompagner, voire précéder, la réforme sociale. Mais n’oublions pas que les institutions façonnent également les mœurs.
DU CORPORATISME AU SOCIALISME
On a beaucoup parlé du corporatisme social au Québec dans les années 1930. Les économistes Esdras Minville et François-Albert Angers, qui enseignaient à l’École des Hautes études commerciales (HEC), en ont été les principaux promoteurs. Le « Programme de restauration sociale » des jésuites (1933) s’inscrivait dans l’esprit de Quadragesimo anno. Tous les partis politiques provinciaux du temps se réclamaient de ce programme. Mais en réalité, les grands partis traditionnels, rouge ou bleu, ne voulaient pas vraiment combattre le capitalisme. Les nationalistes s’illusionnaient en s’imaginant que l’autonomie provinciale permettrait d’établir au Québec un régime corporatiste, tout en restant dans la fédération canadienne, et à seulement 600 km de New-York, la métropole du capitalisme international. Il aurait fallu que le Québec soit indépendant et beaucoup moins américanisé.
On n’a jamais véritablement expérimenté le corporatisme chez nous. Certaines expériences étrangères mériteraient sans doute d’être étudiées. La Charte du Travail de la France pétainiste (1941) s’inspirait du corporatisme social, mais les pénibles conditions de la guerre n’ont pas permis de la mettre véritablement en oeuvre. Au Canada, la guerre a relancé l’économie et renforcé le syndicalisme. Le projet corporatiste fut alors mis en veilleuse.
Cependant, un autre aspect de la doctrine sociale de l’Église s’est largement développé au Québec dans les années 1930 : le coopérativisme. Les Caisses populaires d’Alphonse Desjardins (1900), l’Union des cultivateurs catholiques (UCC devenue UPA) et Agropur (1938) sont de remarquables succès. Les coopératives pourraient prendre beaucoup plus de place dans l’économie québécoise, comme c’est le cas en Finlande.
Après 1945, les pays occidentaux ont appliqué les politiques keynésiennes et construit l’État-Providence. Les catholiques ont eux-mêmes oublié l’idéal du corporatisme, sauf dans quelques milieux « réactionnaires ». Les Trente Glorieuses (1945-1975) marqueront l’âge d’or du syndicalisme d’affaires ou de combat. La CTCC prendra un virage socialiste lors de la fameuse Grève d’Asbestos (1949). Elle a laïcisé sa constitution en 1960 et s’est rebaptisée Confédération des syndicats nationaux (CSN). La lettre pastorale des évêques du Québec sur le problème ouvrier, publiée en 1950, ne parlait presque plus du corporatisme social. L’épiscopat semblait surtout se préoccuper de la hausse du niveau de vie de la classe ouvrière, de son accession à l’American Way of Life. La constitution pastorale Gaudium et spes, du Concile Vatican II (1965), alignait la nouvelle doctrine sociale de l’Église sur un discours plus ou moins social-démocrate. L’encyclique de Jean-Paul II, Centesimus annus (1991), rédigée dans le contexte de la chute du communisme, faisait l’éloge de « l’économie de marché ». Celle du pape François, Laudato si (2005), répétait les lieux communs des médias sur le « réchauffement climatique ».
L’AVENIR DU CORPORATISME SOCIAL
Si le mot « corporatisme » a disparu, il ne faut pas croire que la chose soit inexistante. En fait, il y a plusieurs éléments de corporatisme dans la société contemporaine, bien que l’on n’en ait pas toujours conscience. Les comités paritaires, les tables de concertation, les grappes industrielles, et même les garderies en milieu de travail sont des institutions corporatistes intégrées dans le système capitaliste. On ignore généralement que l’économie japonaise, pourtant très moderne, est organisée d’une manière corporative plutôt que purement capitaliste. Les keiretsu, qui produisent 30% du PIB japonais, sont des conglomérats de grandes et de petites entreprises reliées entre elles par un domaine d’activité spécifique, à la manière d’une corporation. Les grandes entreprises asiatiques, comme Samsung en Corée du Sud, sont de véritables « sociétés à l’intérieur de la société », autrement dit des corporations.
Il faudrait sans doute examiner ces réalités de plus près avant d’affirmer péremptoirement que le corporatisme n’était bon que pour le Moyen Âge. Cela aiderait peut-être nos économistes à sortir de la pensée unique, de leur discours néolibéral sur « l’incontournable mondialisation des marchés ».
Les philosophes classiques distinguaient trois types de régimes politiques : la monarchie, l’aristocratie et la démocratie. Platon préférait la monarchie, Aristote l’aristocratie, et saint Thomas d’Aquin la monarchie tempérée par un peu d’aristocratie et de démocratie. En fait, on retrouve les trois principes dans toutes les sociétés à toutes les époques, bien qu’ils soient agencés de manière différente. On pourrait également dire qu’on retrouve les trois types de régimes économiques dans toutes les sociétés : le capitalisme (entreprise privée), le socialisme (intervention de l’État) et le corporatisme (coordination industrielle). On peut les agencer de différentes manière. L’un des trois modèles tend à prédominer, mais les deux autres ne disparaissent pas complètement, car ils restent nécessaires.
CONCLUSION
Comment expliquer la dérive socialiste du syndicalisme catholique? Tout simplement parce que les valeurs du syndicalisme catholique étaient incompatibles avec un régime d’économie libérale, fondé sur l’individualisme et le mammonisme, et encore plus avec un régime socialiste fondé sur l’étatisme et l’égalitarisme. Le syndicalisme catholique devait s’insérer dans une économie corporatiste ou disparaître. Or il est effectivement disparu sous l’effet de la logique capitaliste, en devenant socialiste. « Lorsqu’on ne vit pas comme on pense, disait saint Augustin, on finit par penser comme on vit. » Et le capitalisme contient en lui-même les germes du socialisme. « Le libéralisme, disait Léon XIII, a le protestantisme pour père et le socialisme pour fils. » La Philosophie des Lumières est le fil conducteur de ces trois doctrines, qui paraissent s’opposer, mais qui reposent en fait sur le même principe de base : la liberté de l’homme par rapport à Dieu et à la Loi naturelle.
Pour revenir au Québec contemporain, je dirais qu’Éric Duhaime a parfaitement raison de critiquer l’idéologie socialiste de la CSN. Mais l’idéologie libertarienne qu’il propose n’est pas la solutions à nos problèmes. Le néolibéralisme engendre le néosocialisme, et vice versa. Ces deux écoles de pensée ne sont que les revers de la même médaille, la médaille des funestes principes antichrétiens de 1789. Depuis deux siècles, l’Occident se balance continuellement entre la « droite » et la « gauche ». L’économie progresse, mais la civilisation régresse. La Matière a supplanté l’Esprit, la Force prime sur la Justice, l’Homme se prend pour Dieu et agi comme le Diable.
Nous avons besoin d’une véritable révolution sociale, une révolution qui ne sera ni conservatrice ni progressiste. Le capitalisme a échoué. Le socialisme a échoué. Alors, disait Pie XII, pourquoi ne pas essayer la seule chose qui n’ait pas été essayée : la doctrine sociale de l’Église? Inspirons-nous du plus grand « révolutionnaire » de tous les temps : Jésus-Christ.
Ce texte a été tiré de Pour en finir avec le mythe de la Révolution tranquille , disponible gratuitement chez manuscritdepot.com