Par Jean-Claude Dupuis, PhD
Mgr Ignace Bourget (1799-1885) est le plus remarquable évêque canadien-français du XIXe siècle. Né dans une famille paysanne de la paroisse Saint-Joseph de la Pointe-Lévy, il a étudié au Séminaire de Québec et il fut ordonné prêtre en 1822. Deuxième évêque de Montréal (1840-1876), il était le chef de file de l’ultramontanisme, une école de pensée catholique radicalement antilibérale.
L’abbé Bourget a été le fidèle secrétaire du premier évêque de Montréal (1820-1840), Mgr Jean-Jacques Lartigue, le « père » de l’ultramontanisme canadien-français. Mgr Lartigue a défendu les droits de l’Église contre l’État colonial anglo-protestant; il a imposé son autorité épiscopale au Séminaire de Saint Sulpice, une communauté de « Français de France » qui acceptait mal d’être commandée par un évêque « canadien »; il a combattu l’anticléricalisme de son cousin, Louis-Joseph Papineau, et condamné la Rébellion de 1837.
Les catholiques du XIXe siècle se divisaient en trois tendances doctrinales : les ultramontains prônaient la suprématie de l’Église sur l’État dans tous les domaines; les gallicans défendaient la primauté de l’État sur l’Église dans certains domaines; les catholiques libéraux cherchaient à réconcilier l’Église avec la société libérale issue de la Révolution française de 1789.
Depuis la Conquête anglaise (1760), l’Église canadienne souffrait d’une pénurie de prêtres. Les vocations locales étaient peu nombreuses et il n’était plus possible de faire venir des prêtres de France. Le peuple restait chrétien, mais l’indifférentisme religieux, lié à l’esprit libéral des institutions anglaises, se répandait dans les élites sociales. Louis-Joseph Papineau en était un exemple. Après l’échec de 1837, l’Église assuma la direction culturelle de la nation canadienne-française. Mgr Bourget a été le moteur de la « réaction catholique de 1840 ». Ce fut le commencement de l’âge d’or de l’Église au Québec (1840-1960). La langue était gardienne de la foi.
Mgr Bourget a fait venir de France cinq congrégations religieuses : les Jésuites, les Oblats de Marie Immaculée, les Dames du Sacré-Cœur, les Sœurs du Bon Pasteur et les Sœurs de Saint Vincent de Paul. Il a également fondé quatre communautés : les Sœurs des Saints Noms de Jésus et de Marie, les Sœurs de la Providence, les Sœurs de Sainte-Anne et les Sœurs de la Miséricorde.
Plusieurs saints et saintes ont été dans le sillage de Mgr Bourget : le frère André, Mgr Moreau, Eulalie Durocher, Émilie Tavernier-Gamelin, Rosalie Cadron-Jetté, Esther Blondin et Aurélie Caouette.
La Compagnie de Jésus était sa meilleure recrue. Les jésuites pourfendaient les « Funestes Principes de 1789 ». Ils ont fondé le Collège Sainte-Marie de Montréal, l’un des plus prestigieux collèges classiques du Québec.
Vers 1870, le taux d’alphabétisation était plus élevé dans le diocèse de Montréal que dans celui de Québec, probablement à cause du dynamisme de Mgr Bourget dans le domaine de l’éducation.
L’évêque de Montréal a « romanisé » son diocèse. Il ordonna à ses prêtres de porter le collet romain, au lieu du rabat français. Il adopta le rite romain intégral, pendant qu’on restait attaché aux traditions liturgiques gallicanes dans le diocèse de Québec. Son ultramontanisme s’est reflété dans le plan de la nouvelle cathédrale de Montréal, construite sur le modèle de la basilique Saint-Pierre-de-Rome.
En 1867, Mgr Bourget a levé un régiment de 500 zouaves canadiens-français pour défendre la souveraineté temporelle du pape sur Rome contre l’unification italienne. Le régiment a servi en Italie (1868-1870), mais seulement pour des opérations de police. Néanmoins, le mouvement des zouaves pontificaux illustrait la force montante de l’Église au Québec. Rome était devenue pour les Canadiens français une seconde mère-patrie. Les zouaves défiaient le pouvoir britannique, car Londres soutenait l’unification italienne. Quelques députés anglo-protestants voulaient appliquer une loi impériale qui interdisait à tout sujet britannique de s’engager dans une armée étrangère. Mais John A. Macdonald a rejeté cette proposition parce qu’il craignait la popularité de Mgr Bourget.
En 1858, Mgr Bourget a excommunié les membres de l’Institut canadien de Montréal. Cette société littéraire diffusait tout le discours anticatholique du XIXe siècle : l’affaire Galilée, les horreurs de l’Inquisition, l’obscurantisme clérical, la désuétude des humanités gréco-latines. Son chef de file était Louis-Antoine Dessaulles, le neveu de Papineau. Il prônait l’annexion du Bas-Canada aux États-Unis pour favoriser la « démocratisation » de l’esprit du clergé canadien-français. L’Institut canadien refusait de soumettre sa bibliothèque aux règles de l’Index. Les libéraux modérés (entendons opportunistes), comme Wilfrid Laurier, l’ont quitté pour ne pas subir les foudres de l’Église. Mais les radicaux ont poursuivi leur lutte contre la « théocratie moyenâgeuse » de Mgr Bourget. En 1869, Joseph Guibord est décédé en état d’excommunication. En vertu du droit canon de l’époque, un excommunié devait être enterré dans la partie du cimetière réservée aux enfants morts sans baptême et aux pécheurs publics. L’Institut canadien a demandé au tribunal civil d’ordonner au curé d’ensevelir Guibord dans la partie normale du cimetière. Selon Dessaulles, il fallait démontrer que l’État était au-dessus de l’Église. L’affaire s’est rendue jusqu’au Conseil privé de Londres (1874). Le tribunal suprême de l’empire britannique a tranché en faveur de l’Institut canadien. On a déterré le malheureux Guibord du cimetière protestant, où il reposait depuis cinq ans, pour le transférer dans la partie bénite du cimetière catholique de la Côte-des-Neiges. Mais il fallut recourir à l’armée pour contenir la foule qui protestait contre cette atteinte à la liberté de l’Église. Mgr Bourget a désacralisé le terrain qui recouvrait Guibord. L’Église avait perdu la bataille judiciaire à Londres, mais elle avait remporté la victoire dans l’opinion publique à Montréal. Le parti libéral cherchera ensuite à se dissocier de l’anticléricalisme des « vieux rouges ».
Depuis l’époque de la Nouvelle-France, les sulpiciens dirigeaient l’unique paroisse de l’île de Montréal. En 1865, Mgr Bourget a divisé la paroisse Notre-Dame en plusieurs paroisses diocésaines pour mieux desservir les fidèles. Les sulpiciens ont demandé aux tribunaux civils de casser la décision de l’évêque. C’était un « appel comme d’abus », une procédure gallicane condamnée par le Syllabus des erreurs modernes du pape Pie IX (1864). L’avocat des sulpiciens était nul autre que George-Étienne Cartier, le chef du parti conservateur du Bas-Canada. Il soutenait que le droit gallican avait été introduit dans le droit civil canadien au temps de la Nouvelle-France, et qu’il restait en vigueur malgré sa condamnation par l’Église. Le démembrement de la paroisse Notre-Dame de Montréal soulevait l’importante question du rapport de primauté entre le droit civil et le droit canon. Les tribunaux ont rendu deux jugements contradictoires, l’un en faveur de l’évêque, l’autre en faveur des sulpiciens. Le Saint-Siège a demandé à l’archevêque de Québec, Mgr Taschereau d’agir comme médiateur (1871). Le litige s’est finalement réglé à l’amiable. Mais Taschereau a défendu à Rome la thèse gallicane de la primauté du droit civil plutôt que la thèse ultramontaine de la primauté du droit canon.
Mgr Bourget a vaincu l’anticléricalisme de l’Institut canadien et le gallicanisme des sulpiciens, mais il sera vaincu par les catholiques libéraux de l’archevêché de Québec.
Mgr Elzéar-Alexandre Taschereau (1820-1898) estimait que la liberté de l’Église catholique au Canada reposait sur une simple tolérance de l’État anglo-protestant. En conséquence, l’Église devait défendre ses droits avec modération pour ne pas troubler le « concordat tacite » qui s’était progressivement établi depuis la Conquête. Mgr Taschereau voulait préserver la « paix religieuse » pour éviter un ressac anglo-protestant. Le mot d’ordre des catholiques libéraux était « prudence ».
Mgr Bourget pensait plutôt que la liberté de l’Église catholique au Canada reposait sur un plein droit constitutionnel, fondé sur la Capitulation de Montréal (1760), le Traité de Cession du Canada (1763), l’Acte de Québec (1774) et la Confédération canadienne (1867). L’État provincial avait la juridiction en matières civiles et religieuses. En conséquence, on pouvait édifier une société de chrétienté, non pas dans tout le Canada, certes, mais au moins à l’intérieur de la province de Québec. Le mot d’ordre des ultramontains était « audace ».
En 1871, Mgrs Bourget et Laflèche ont incité un groupe de laïcs à publier un « programme catholique » pour affirmer que l’État devait suivre les directives des évêques dans les questions mixtes, à la fois spirituelles et temporelles, comme l’éducation par exemple. Les ultramontains appuyaient le parti conservateur, tout en soulignant qu’il n’était pas parfaitement catholique. Ils reprochaient à George-Étienne Cartier de ne pas avoir combattu l’abolition des écoles catholiques au Nouveau-Brunswick et de ne pas défendre le principe de la primauté du droit canon sur le droit civil. Mais le parti libéral était pire puisqu’il entendait séparer l’Église de l’État. Les ultramontains souhaitaient prendre le contrôle du parti conservateur. On parlait même de former un parti catholique sur le modèle du Zentrum allemand.
En 1875, une lettre pastorale collective des évêques du Québec a condamné le « libéralisme catholique, cette doctrine qui tend à séparer la politique de la religion. » Les conservateurs exagéraient le sens de la pastorale en disant : « Le ciel est bleu, l’enfer est rouge. » Les libéraux répondaient que le libéralisme canadien ne menaçait pas la religion puisqu’il se rattachait au libéralisme politique à l’anglaise plutôt qu’au libéralisme doctrinal à la française. Mgr Taschereau a retenu cette distinction dans un mandement diocésain qui déclarait « qu’aucun parti politique canadien n’était formellement condamné par l’Église » (1876). Son opinion a prévalu à Rome. En 1877, le délégué apostolique du Saint-Siège, Mgr George Conroy, a forcé les évêques à publier une nouvelle lettre pastorale qui plaçait les deux grands partis politiques canadiens sur un pied d’égalité du point de vue religieux. Les libéraux triomphaient.
En 1862, Mgr Bourget a demandé à Rome la permission d’ouvrir une université catholique à Montréal. La jeunesse étudiante de son diocèse préférait s’inscrire à l’Université McGill plutôt qu’à l’Université Laval. À cette époque, la distance entre Montréal et Québec était considérable. Mais les ultramontains reprochaient également à l’Université Laval d’enseigner des thèses gallicanes et catholiques libérales. Les « hérésies » de l’Université Laval étaient plutôt légères, mais les idées du doyen de la Faculté de théologie, l’abbé Benjamin Paquet, se rapprochaient effectivement du discours des Lamennais, Montalembert et Dupanloup. La Faculté de droit de l’Université Laval défendait mollement le droit public de l’Église. Les empiètements du droit civil sur le droit canon étaient présentés comme des faits malheureux, mais inévitables. La question universitaire découlait, au départ, d’une rivalité régionale entre Québec et Montréal, mais elle a pris une tournure idéologique vers 1870. Mgr Bourget voulait fonder une université franchement ultramontaine pour répandre l’esprit du Syllabus.
Mgr Taschereau affirmait que le Québec ne pouvait pas faire vivre deux universités, et il craignait que le militantisme ultramontain ne perturbe la bonne entente relative entre l’Église et l’État.
En 1874, le Saint-Siège a ordonné à l’Université Laval d’établir une succursale à Montréal. Mgr Bourget eut gain de cause sur le plan régional, Mgr Taschereau l’emporta sur le plan idéologique. L’évêque de Montréal présenta sa démission (1876). Il ne voulait pas s’opposer à la décision romaine, ni introduire dans son diocèse un foyer de catholicisme libéral. Son successeur, Mgr Fabre, et tous les autres évêques de la province, à l’exception de Mgr Laflèche (Trois-Rivières), se sont ralliés à la politique de pacification religieuse de Mgr Taschereau, définitivement avalisée par Rome. La Succursale de l’Université Laval à Montréal a ouvert ses portes en 1878. Son corps professoral ne comptait aucun ultramontain. Les jésuites ont été subtilement écartés de la Succursale. Mgr Taschereau fut élevé au cardinalat en 1886.
Mgr Ignace Bourget a passé les dernières années de sa vie dans une maison des Sœurs de la Providence, au Sault-aux-Récollets, au nord de l’île de Montréal. Il avait une réputation de sainteté. On parlait de miracles obtenus par son intercession. Il mourut à l’âge de 86 ans, en disant : « Encore de la douleur, ô bon Jésus, pour que mon cœur soit semblable au vôtre. »
L’Église devrait normalement canoniser Mgr Bourget, mais l’antilibéralisme du saint évêque de Montréal dérange trop les modernistes qui règnent présentement au Vatican.