1- Un mot sur la nation…
Au Canada, la question nationale est alimentée par l’existence d’une nation sociohistorique et culturelle non reconnue. Qu’est-ce qu’une nation ? C’est une communauté de conscience, une parenté spirituelle, un fait de civilisation. C’est ainsi qu’elle a été comprise chez nous par Lionel Groulx, Fernand Dumont, Maurice Séguin, Esdras Minville, François-Albert Angers, etc. C’est aussi la façon dont elle était comprise par les Pères canadiens-français de la Confédération.
Ailleurs dans le monde, Thomas Delos, Ernest Renan, Albert Memmi, Maurice Barrès concevaient eux aussi la nation comme une réalité sociologique et historique. À l’autre bout du spectre politique, des personnages du XXe siècle, comme Staline, qui n’était pas russe, mais georgien, reconnaissaient l’existence des nations en des termes ethniques, historiques et culturels. Une tradition qui, dans le monde russe, remonte incidemment à l’empire tsariste. Si on se tourne vers la France, la monarchie avait une tolérance envers les nations ethniques que la république a perdue. Mais, en général, la tradition européenne s’entend en gros sur les fondements de l’identité nationale.
La vision anglo-saxonne des choses est moins claire. Elle ne distingue pas aussi nettement pays et nation et les prend facilement l’un pour l’autre. Influencé par cette vision, on a cru – ou fait croire – qu’une nation pouvait apparaître par un simple décret d’État. Si c’était le cas, la Suisse n’aurait pas eu besoin de fédérer ses cantons sur ses réalités sociolinguistiques; la Fédération de Russie ne reconnaîtrait pas une centaine de nations internes; la Chine, l’Inde, et tant d’autres pays, n’auraient pas accordé un statut variable d’autonomie aux minorités nationales, selon leur poids démographique et le territoire qu’ils occupent.
2- Nation ethnique et nation civique
En réalité, la nation ethnique, qui est un produit élaboré par le temps, a précédé la nation civique qui est, elle, un produit politique. On l’appelle aussi nation politique. C’est une “création” qui est apparue à une date particulière et que l’on commémore, comme, par exemple, le 4 juillet aux États-Unis, le 14 juillet en France et le 1er juillet 1867, pour la Confédération au Canada.
La nation civique n’est nation qu’en vertu de la superstructure étatique et politique. Elle se suffit par l’existence d’un État qui étend sa juridiction sur un territoire. Si elle exige le respect de la Constitution et du régime juridique, etc., elle ne peut forcer l’amour de la patrie, car, assez souvent, justement, elle n’est pas la patrie. Si elle est au départ une communauté humaine d’appartenance, elle ne l’est que de manière accidentelle, soit dans les cas assez rares où l’État coïncide avec les contours d’une nation ethnique. Ce qui nous intéresse c’est de savoir si le pays créé rend compte des réalités nationales ethniques ou s’il va tenter de se substituer à elles et les nier.
3- Le fédéralisme
Avec raison, les souverainistes ont en horreur le fédéralisme. En réalité, c’est le régime fédéral canadian qui leur pose problème. Par extension, chez-nous, l’opposition au fédéralisme s’est étendue à toute forme de fédéralisme. Est-ce bien justifié ? Le fédéralisme est un mode de gouvernement qui suppose une part de subsidiarité, un partage des pouvoirs entre un État central fédératif et des entités gouvernementales fédérées. Ça peut s’appeler des provinces, ça peut s’appeler autre chose ailleurs. On retiendra que la base, on pourrait dire l’intention, à partir de laquelle se fait le découpage fédéral est de toute première importance.
Retenons d’abord que les milliers de nations ethniques qui forment la diversité humaine ne peuvent pas toutes et chacune former un pays. Le croire serait utopique. En revanche, la formule fédérale, dépendant de la nature de son découpage, peut être une solution appropriée pour rendre compte des nations ethniques, les accommoder, leur donner une reconnaissance statutaire et assurer leur existence. Ceci étant dit en comprenant que, naturellement, rien n’est parfait. Dans la diversité de ses formules, un régime fédéral peut engendrer des relations tendues ou apaisées, gagner en cohésion ou susciter le séparatisme. Le succès du fédéralisme dépendra pour beaucoup de la dignité avec laquelle sont traités les sujets fédéraux.
Au Canada, neuf provinces et trois territoires sont satisfaits du régime fédéral. Considérons que les fluctuations du mécontentement albertain se rattachent essentiellement à des politiques économiques, des frictions solubles dans le régime et qui, du reste, justifient rarement la sécession. Bref, neuf provinces et Ottawa maintiennent entre eux un rapport de bonnes relations assez naturel. Le fédéralisme canadian s’est construit en essayant de nier l’évidence, l’existence d’une nation canadienne-française en son sein, qui, de fait, ne jouit d’aucun statut officiel au Canada. Les demandes de réformes en vue d’incorporer la nation canadienne-française dans le fédéralisme canadien ont été une cause continue de tensions. Elles ne proviennent pas du Québec, mais des Canadiens-Français du Québec.
4- Le fédéralisme (raté) en Ukraine
Nous en reviendrons au fédéralisme version canadian plus tard. Mais d’abord, quelques mots sur le cas ukrainien. La bonne foi a manqué dans ce pays plurinational, ce qui n’est pas sans rappeler le Canada. Un chauvinisme ukrainien galicien, ultra-nationaliste et russophobe, encouragé par l’OTAN, s’est gravement accru après l’effondrement de l’Union soviétique en 1991. Le coup d’État de Maïdan, qui renversa le gouvernement élu de Viktor Yanukanovych en 2014, espérait mettre un dernier clou dans le cercueil d’une Ukraine des nations internes, dont environ 40 % de Russes ethniques en plus d’autres minorités. Victoria Nuland, sous-secrétaire d’État aux affaires européennes et eurasiennes américain à l’époque, s’était vantée d’une ingérence qui avait coûté 5 milliards de dollars au trésor américain. Il faut du temps et des moyens pour changer la personnalité d’un pays. Dans le cas présent, ce n’était pas directement les anglo-saxons qui étaient à la manœuvre, comme au Canada, mais ils étaient présents derrière pour agiter les mauvais esprits.
Maïdan provoqua une mobilisation massive des populations russes du Donbass et de la Crimée. Des référendums gagnés haut la main préconisaient une large souveraineté, voire l’indépendance. Les Accords de Minsk I et II, signés sous le parrainage de la France et de l’Allemagne, et facilités par la Russie, prévoyaient la pacification du pays et l’adoption d’une nouvelle constitution. Respectueuse des différences, elle aurait donné la dignité aux nations. La Fédération de Russie insistera en vain pour que les accords soient mis en œuvre, mais, peine perdue, le régime Kiévien creusera des tranchées et se livrera à des bombardements assez soutenus des populations civiles, pendant qu’il restreignait ou interdisait l’usage de la langue russe en éducation, dans les médias et dans les affaires publiques. L’application des Accords de Minsk aurait été un bel exemple de fédéralisme façonné de manière à répondre aux conditions particulières de l’Ukraine. Nous voyons qu’un fédéralisme réussi demande beaucoup de maturité politique, et encore plus de modération de la part des éléments nationaux historiquement dominants. Il va de soi que les contradictions internes, comme on l’a vu, peuvent être exacerbées de l’extérieur pour servir d’autres agendas.
5- Le fédéralisme au Canada et l’exception ethnique-autochtone
Le Canada issu de la Conquête a évolué, mais il n’a jamais cessé d’être dominé par un élément anglo-saxon connu pour ses prétentions hégémoniques. Les Acadiens, les Canadiens-Français, les Métis n’ont jamais joui d’une reconnaissance nationale et de droits constitutionnels. Quant à la reconnaissance des peuples autochtones, elle a été graduellement instaurée quand Ottawa a dû céder à une campagne internationale en leur faveur qui englobait les deux Amériques.
La Confédération a été instaurée sur un malentendu. Les débats parlementaires de 1865 sur le sujet et la presse francophone de l’époque font état d’un pacte entre deux nations. Le texte adopté à Londres en 1867, n’en dit rien. Ce malentendu fera l’objet d’un contentieux qui alimentera la chronique constitutionnelle jusqu’en 1982, date à laquelle l’affaire sera réglée en faveur d’un Canada des individus, où les provinces comptent pour de simples divisions administratives. Le fédéralisme administratif du Canada s’était affirmé bien avant avec le découpage des quatre provinces de l’ouest, créées après 1867. En regard d’autres fédéralismes, comme celui des États-Unis des treize colonies, qui regroupait à l’origine de vrais sujets fédéraux dans une vraie union fédérale, le mépris persistant du Canada envers ses réalités nationales a gravement corrompu l’idée fédérale dans ce pays. Les autochtones précolombiens font office d’exception au Canada. Ils ont obtenu un statut constitutionnel enviable par rapport aux groupes canadiens-français et acadiens, même si nous savons que Pierre Elliot Trudeau s’était fermement opposé, en 1969, à tout statut particulier en faveur des autochtones.
En fait, avec l’article 35 de la Constitution (1982) et d’autres actes officiels, le Canada reconnaît des nations autochtones purement ethniques. Pour différentes raisons, elles sont fermées sur elles-mêmes et on ne leur reproche pas. En revanche, les autres, qui, comme la nation canadienne-française, plus perméable, ont grossi leurs rangs par de nombreux apports extérieurs, ne jouissent d’aucune reconnaissance de la part de Québec et d’Ottawa. Pire, dès que les Canadiens-Français réclament des droits nationaux en leur nom, leurs revendications son vite taxées d’ “ethnicisme”.
C’est sur sa base fondamentale, son refus systémique de reconnaître ses nations constitutives, que le régime fédéral d’Ottawa aurait dû être contesté en 1981. Malheureusement, ce rendez-vous tant attendu et souhaité par plusieurs générations de Canadiens-Français, cette explication au sommet entre les deux solitudes a été un rendez-vous manqué.
6- Les tensions et l’impasse engendrées par un fédéralisme centralisateur
Depuis la Conquête, la question nationale des Canadiens-Français a toujours été une épine au pied du Canada. Les débats de 1865, dont nous avons déjà parlé, opposaient des conceptions différentes du fédéralisme. Pour obtenir le vote des Canadiens-Français en faveur de la Confédération, qu’ils avaient d’abord repoussée, on avait laissé entendre que le Québec serait le foyer national des Canadiens-Français, un espace politique où ils jouiraient d’une large autonomie. Dès la signature du « pacte de paix », selon les mots de George Brown, principal instigateur de la Confédération, les belles prétentions firent place à un fédéralisme centralisateur. La création unilatérale d’une Cour suprême, dès 1875, écartait les provinces de toute participation. Comme le sujet n’avait été qu’à peine esquissé en 1865, Ottawa donnait le ton d’un fédéralisme autoritaire.
Tournant le dos aux promesses de 1865, le Canada reléguera les provinces au rang d’unités administratives et territoriales, sans égards, tant qu’il le pouvait, aux réalités nationales du Canada français. Si la formule convenait aux provinces anglophones, en revanche, la volonté d’Ottawa de faire du Québec une province comme les autres trahissait l’esprit de la Confédération aux yeux des Canadiens-Français et soulevait leur opposition. La situation leur posait de nouveau une menace existentielle, menace à laquelle ils avaient cru momentanément échapper.
Cependant, conservant leur identité intacte jusqu’au milieu des années 1960, la résistance des Canadiens-Français tint bon. S’ils avaient obtenu gain de cause pour une évolution de la constitution dans l’esprit des débats fondateurs, la plupart d’entre eux en auraient été satisfaits.
Les revendications historiques et traditionnelles des Canadiens-Français visaient un fédéralisme de nations. C’est ce qui ressort du Dossier sur le pacte confédératif publié par le père Richard Arès en 1967. Les revendications ultérieures de Daniel Johnson et de René Lévesque allaient encore dans le même sens. Des souverainistes ne cessent de répéter que les ralliements sous les titres d’“Égalité ou indépendance” et de “Souveraineté-association” menaient à l’indépendance, mais, si on se place du point de vue de la tradition de modération des leaderships successifs, qui plaisaient au peuple, l’assertion demeure hautement spéculative. Quoi qu’il en soit, l’obsession de l’élite anglo-saxonne aux tendances psychopathes régla la question par son manque d’ouverture et de bonne foi. À la dignité nationale réclamée, Ottawa, comme si on continuait de savourer la victoire des plaines d’Abraham, opposa le refus catégorique d’un vainqueur intransigeant. Par contraste, même après les accords de Meech passés à la trappe, un Jacques Parizeau n’en continuera pas moins d’évoquer une forme de “souveraineté-partenariat”, quand, chez lui, le réalisme l’emportait sur l’idéal.
Si la question d’un fédéralisme des nations ne paraît plus d’actualité au Canada, le temps qui lui était propice étant vraisemblablement écoulé; c’est en gros la même question s’est déplacée aujourd’hui dans le cadre interne du Québec. Les Canadiens-Français obtiendront-ils de Québec la même réponse qu’ils ont reçue d’Ottawa ? Le manque d’empressement de Québec à reconnaître le statut national des Canadiens-Français au sein de la diversité québécoise nous le fait craindre. Mais ce combat peut encore être gagné.
7- Je suis Québécois parce que j’habite le Québec… et encore ?
À la lecture de ce titre plusieurs applaudiraient des deux mains. Mais attention ! Ce n’est pas parce qu’on a perdu l’habitude de considérer la dualité québécoise qu’elle n’existe pas, même qu’elle prend de plus en plus la forme d’une pluralité identitaire. Si les rives du Saint-Laurent ont vu la fondation du premier Canada, le foyer national des Canadiens-Français, on a trop sous-estimé que Montréal est le foyer national et historique des Canadiens anglais, la ville de naissance du deuxième Canada. Être Québécois frise l’imposture si c’est pour se penser comme francophones et d’une seule nation. En réalité, le Québec est constitué de deux communautés nationales, les Canadiens-Français et les Canadiens anglais, deux communautés nationales irréductibles et insolubles l’une dans l’autre.
Je suis Québécois parce que j’habite le Québec. Je le suis au même titre que les autres populations comme la communauté anglophone, les nations autochtones et les immigrants qui peuvent aussi se dire Québécois. Si je partage cette identité civile avec tous, cette identité générique ne peut représenter le patrimoine socio-historique et culturel qui forme mon identité nationale, l’identité canadienne-française redevient un incontournable pour se distinguer.
Ce que je viens d’écrire plus haut résume le préambule de la loi 99 (2000) qui consacre la diversité québécoise. Cette loi est capitale en raison de sa portée constitutionnelle. Elle nous donne une définition à jour du peuple québécois selon l’État du Québec. Le préambule de la loi 99, c’est le “We the People” des États-Unis, c’est le chapitre trois de la Constitution de la République fédérative du Russie. Pour le Canada, bizarrement, c’est l’entité individuelle, le multiculturalisme, les nations autochtones et deux langues officielles qui fondent l’identité canadienne. Comme province du Canada, le Québec est soumis à cette définition et cela se voit.
Avec la loi 99, nous sommes tous Québécois, mais avec un attribut particulier. Québécois d’appartenance à une nation autochtone, Québécois d’appartenance à une communauté anglophone aux droits consacrés, Québécois des minorités. Les Canadiens-Français sont cependant “oubliés”, la loi 99 ne faisant état que d’une “majorité francophone”, une expression qui, je le souligne, n’a pas de valeur statutaire.
L’orientation constitutionnelle prise par l’État du Québec reflète son appartenance au Canada et l’influence idéologique qui en découle. Elle reflète aussi le jeu des influences et des tensions entre la nation canadienne anglaise historique et la nation canadienne-française. Cette orientation est contestée par la Fédération des Canadiens-Français. À l’occasion des vingt ans de la Loi 99, en 2020, elle a proposé un amendement afin qu’une place digne de leur importance soit faite aux Canadiens-Français au sein de la pluralité québécoise.
Cette revendication modérée et légitime est le principal cheval de bataille de la Fédération des Canadiens-Français. Si elle atteint le grand public, elle pourrait mobiliser un nombre considérable de Canadiens-Français et devenir le tremplin d’une relance nationale.
Extrait du communiqué du 7 décembre 2020 :
En l’état actuel, la poursuite de l’« expérience québécoise » mène ainsi à une totale assimilation. Il nous faut d’urgence exiger des changements statutaires majeurs. Au premier chef, obtenir une modification de la loi 99 (2000) de manière à ce que soit reconnue la nation canadienne-française, française de langue et de culture, et que lui soient accordés en conséquence droits, appuis et protection de la part de l’État du Québec. Cette modification devrait prendre la forme d’un nouveau considérant : CONSIDÉRANT l’existence de la nation canadienne-française, fondement du peuple québécois, nation de langue et de culture française, jouissant de droits consacrés issus du Canada de la Nouvelle-France, et notamment du droit d’aménager l’espace juridique, politique, institutionnel et public du Québec de manière à lui permettre de refléter son identité nationale, à pouvoir la transmettre et à la faire s’épanouir;
8- Les Canadiens-Français, une nation fondatrice du Canada, une nation autochtone
Aujourd’hui, les Québécois francophones regimbent à se réclamer Canadiens-Français. Le trudeauisme a pesé de tout son poids pour diviser les Canadiens-Français sur la base de territoires provinciaux. À son tour, le souverainisme des années soixante a milité pour le même objectif. On a cru que, pour des raisons démographiques, la majorité francophone du Québec disposait d’une chance inouïe de faire une sorte d’indépendance, à la différence des autres Canadiens-Français, prisonniers du Canada. On a cru encore que la majorité démographique du Québec permettrait aux Québécois francophones d’échapper à leur condition primordiale, celle d’une minorité canadienne, celle d’appartenir au Canada pour tout ce qui compte. On a voulu miser sur les droits démocratiques (individuels) et ignorer les droits nationaux, ce qui était, au fond, une autre concession au trudeauisme. Le souverainisme de 2022 continue assez globalement de surfer sur les illusions d’antan, jouant sur l’idée d’un “séparatisme mental”, faute de réussite politique.
Avec des députés souverainistes élus à Québec et Ottawa, on s’est beaucoup obstiné à poursuivre dans la voie des René Lévesque et Claude Morin. Préférant des perdants charismatiques à des lendemains de veille riches de leçons, qu’on a pas pris le temps d’apprendre. Au Québec, l’horloge de la réflexion politique un peu sérieuse sur la question nationale semble s’être arrêtée.