Les derniers Canadiens-Français : Dans le jus de pieds de Lord Durham

J’aurais beaucoup à redire sur les formules désarmantes avancées urbi et orbi par votre savant informateur, ce fils du Saguenay qui a pourtant tout reçu des siens (instruction, respect, honneurs, bonne fortune), mais l’indignation qui m’habite après avoir pris connaissance de certains termes contenus dans cette sidérante opération de réécriture de notre histoire, de cet acte de reddition culturelle, de cette trahison de la mémoire, atténuerait la portée de mes reproches à l’endroit de ce discours. Je préfère attendre que l’étonnement soit passé.

(Lettre à Michel Lacombe, journaliste et coauteur, avec Gérard Bouchard, du livre Dialogue sur les pays neufs, Boréal, 1999)

Par Russel-A. Bouchard

(originellement publié le 22 novembre 2022)

« Je serais bien étonné que les plus réfléchis des Canadiens français eussent encore l’espérance de conserver leur nationalité. Quelque résistance qu’ils fassent, l’absorption de leur race est déjà commencé. […] Après tout, leur nationalité est un héritage. »

John George Lambton, comte de Durham, Rapport, 1839

Chicoutimi, 26 novembre 1999

Monsieur le coauteur,

Je me suis tapé votre livre d’un trait, d’un couvert à l’autre, sans lever le nez. Absolument sidérant !!! Cette affaire est très grave ! Trop grave pour la gâter ! Imaginez seulement cher monsieur : un peuple qui… « trahit l’élite » chargée de le représenter et de le servir ; un Menaud qui s’est littéralement trompé d’univers ; une « mythologie des pionniers », une banalisation de la colonisation et de la souffrance qu’elle sous-tend encore chez nous – en province du moins – et qui est toujours aussi fortement enracinée dans notre imaginaire ; un Québec profond réduit à une sorte d’île de la Quarantaine (en l’occurrence Montréal qui, selon Statistiques Canadaretient 70% des immigrants résidant au Québec,) où c’est l’âme du citoyen de souche, l’âme du peuple fondateur qui subit l’épouillage culturel, qui s’adapte à l’arrivant, qui accepte de se faire exorciser de son identité au nom d’un combat qui lui échappe, au nom d’un rêve commun kidnappé par une élite totalement insensible à ses aspirations profondes, et par le truchement d’une histoire réécrite, déformée, diluée, libérée de sa substance profonde, abîmée, estropiée —et dont vous vous faites la plume aujourd’hui.

J’aurais beaucoup à redire sur les formules désarmantes avancées urbi et orbi par votre savant informateur, ce fils du Saguenay qui a pourtant tout reçu des siens (instruction, respect, honneurs, bonne fortune), mais l’indignation qui m’habite après avoir pris connaissance de certains termes contenus dans cette sidérante opération de réécriture de notre histoire, de cet acte de reddition culturelle, de cette trahison de la mémoire, atténuerait la portée de mes reproches à l’endroit de ce discours. Je préfère attendre que l’étonnement soit passé. Mais dans cette attente, je me permets de croire et de vous dire, à tout le moins à vous personnellement, que vous avez été soit séduit soit servant ! 

Causer d’un sujet aux considérants si complexes sans y être préparé sur les plans académique et scientifique, et publier, sans en avoir éprouvé le contenu, le fruit de votre pontificale rencontre à un moment si crucial, si périlleux de notre propre histoire, porter les burettes au calice de celui qui écrit présentement quelques-uns des grands thèmes du discours sur la « nation » repris et véhiculé par l’actuel parti au pouvoir, c’est tout simplement jouer à l’apprenti sorcier, c’est prendre le risque de faire sortir le mauvais génie de la bouteille, c’est mettre les pieds dans une paire de chaussures cousues pour un autre. À vrai dire, je ne vous trouve pas bien grand d’avoir succombé à la vaniteuse tentation d’accrocher votre nom (et votre visage), sur la couverture sombre d’un livre sombre aux apparences savantes, avec celui d’un des piliers de l’actuelle cause nationaliste, une éminence grise du régime politique en place. Décidément Monsieur, vous méritez ce coup de gants au visage !…

Mais heureusement, oui fort heureusement ! dans ce torrent de clichés critiquables, votre informateur en dit suffisamment long pour trahir le fond de sa pensée et l’objet de sa démarche rhétoricienne. À cet égard, les chapitres six et dix sont des perles d’abandons, des aveux de culpabilité qu’il faut tout de suite cueillir et porter au rôle d’un futur tribunal de l’histoire. « En somme, confesse votre informateur (aux pages 196-197), puisque l’identité [des Québécois de souche] était entrée en transition en même temps que tout le modèle de la nation, la mémoire devait suivre » – ce qui suppose une mission. Et notre rhéteur de poursuivre : « Mais aujourd’hui nous savons que ce discours – lire l’histoire du Canada français – doit être modifié ; il doit être amendé et adapté au contexte pluri-ethnique du Québec». […] Je crois qu’on peut reproduire le passé canadien-français dans un discours qui soit plus universel ». Et la plus belle entre toutes, celle qui mériterait, à elle seule, tout un livre de dénonciation : « Il y a tout un travail de déconstruction à faire dans l’oeuvre de Savard », ce poète d’ici qui a tant aimé, si bien chanté la beauté de ce que nous sommes (p. 127).

« Déconstruire », vous dites !?! Mais « déconstruire » pourquoi ? Pour qui ?? Un énoncé aussi sec que troublant, avouons-le, un souhait clairement exprimé dans votre collectif qui manque cruellement d’explications, un programme particulièrement inquiétant, c’est le moins qu’on puisse dire ! Car ce travail réalisé, il faudra bien « déconstruire »l’oeuvre de Félix, puisqu’un pan entier de sa création littéraire et musicale puise son inspiration et son imaginaire dans celle du premier ; et tant qu’à y être, pourquoi pas l’oeuvre de Fréchette, et puis celles de Charlevoix, Garneau, De Gaspé, Buies, Émond, Blanchard, Groulx, Frégault, Thériault, Untel, Trudel, Vignault, Miron, Tremblay ?

Imaginez : « déconstruire » l’oeuvre du poète (!!!), entendons reprogrammer son intérieur et, conséquemment, trafiquer sa mémoire, soulager l’histoire du Québec de son substrat et adapter les fondements de notre culture ancestrale pour que les derniers arrivants qui s’entassent de plus en plus dans le grand ghetto multiculturel de Montréal s’y trouvent à l’aise et confortables, qu’ils s’y reconnaissent… et qu’ils votent, enfin, pour la « Cause »! Je suis absolument consterné ! 

Sur la foi d’une série d’énoncés dont le bien-fondé reste à démontrer, vous nous proposez de « déconstruire » l’histoire, de trahir les faits en les oubliant, de la réinventer dans le croquant pour justifier un changement de programme du discours national, de trépaner les vieux romans témoins pour leur inoculer un message nouveau qui puisse finalement répondre au combat de l’heure, qui puisse servir leur combat bien à eux, leur combat rien qu’à eux !… Comme dans le « 1984 » d’Orwell, où Winston (tiens ! justement un historien-démographe) remplissait cette tâche dégradante et préfigurait cette aptitude à remodeler la mémoire même des peuples, cette manipulation du passé pour l’ajuster à l’idéologie du moment. De toute beauté !…

Ce qui inquiète dans votre livre, ce ne sont pas tant les énoncés gratuits que ce qui m’apparaît être un projet camouflé sous le propos. Pourquoi ce présent livre et cet autre du dernier printemps, à cet instant précis de notre histoire ? Pourquoi, dans Le Devoir des derniers mois, cet exercice fort complexe et fort suspect consacré à « Penser la Nation québécoise », réflexion des plus suspectes disons-le, et à laquelle a souscrit ostensiblement votre coauteur en tant que collaborateur privilégié ? De quel droit, dites-moi, un historien peut-il s’arroger péremptoirement le droit de s’insérer dans l’âme d’un romancier, tâter sa conscience inviolable et lui faire porter un habit de combat qui n’a jamais été sien ? 

« Notre proposition postule une reconnaissance du pluralisme. Mais elle suppose aussi une quête de solidarité, une volonté d’ouverture et d’engagement au-delà des frontières du groupe et de la communauté, au-delà des protectionnismes culturels. En d’autres mots, elle reconnaît pleinement le principe de la diversité mais exige aussi de tous les partenaires qu’ils se départent de l’esprit de la souche. […] En ce sens, tous ensemble, jeter les souches au prochain feu de la Saint-Jean ? Pourquoi pas ? Avec l’espoir raisonnable qu’à la longue, il pourrait naître de ces cendres (parmi quelques inévitables Bleuets ?) une espèce renouvelée, enrichie, comme il arrive parfois. »

Gérard Bouchard, Le Devoir, 24 mars 1999

Dans votre livre, vous proposez d’enlever plein de choses puissantes et évocatrices ; plein de choses d’une réalité présente qui s’expliquent par les forces s’entrechoquant alors et marquant toujours la trame d’un passé encore récent ; plein de choses qui m’appartiennent dans la plus stricte intimité ; plein de choses dont je ne saurais me départir sans combattre au mieux, ou sans qu’on m’assure au pire, noir sur blanc, que j’y gagnerai au change. Dans votre livre, vous dites vouloir couper des racines dont vous ne soupçonnez ni la profondeur ni l’ampleur des ramifications, et vous ne proposez rien de concret pour les remplacer. 

Dans votre livre, vous prenez le tout au nom d’un idéal qui m’échappe et vous ne me laissez rien en retour ! De fait, vous vous donnez comme « défi » (p. 196 ?) de « déconstruire » quelque chose à laquelle je tiens comme à la prunelle de mes yeux. Vous proposez de « déconstruire » comme si ce n’était rien … comme le présent régime politique l’a fait dernièrement dans la reprogrammation insane de notre système de Santé, comme on se débarrasse d’une vieille chaussette trouée ! Rappelez-vous : « Il faut oser » qu’il disait le flamboyant tribun ! Et aujourd’hui, vous le savez mieux que quiconque, après avoir finalement «osé», il nous faut vivre sur les ruines fumantes de ce carnage ; il nous faut survivre en s’accrochant aux lambeaux de ce projet issu d’un programme idéologique qu’on nous avait pourtant présenté, en 1995, comme un « défi » exaltant qui requérait alors toute l’énergie et toute la compréhension de la société québécoise, un « défi » enlevant qu’il fallait affronter, toujours sans poser de questions, comme une « déconstruction »essentielle de ce qui était devenu, du jour au lendemain, un régime de Santé obsolète, inopportun, inefficace, sclérosant, handicapant, ruineux, etc., etc., etc…

« Je me souviens», dites-vous ? Mais de quoi au juste ? Puisque vous suggérez de « déconstruire » ! Puisque votre livre propose purement et simplement l’amnésie collective et sélective ! Puisqu’il suggère la création d’une sorte de république « free culture », d’une république soulagée de toute personnalité historique, ethnologique et religieuse, d’une république translucide, inodore et incolore, d’une république où la population (toutes ethnies confondues) ne connaîtra du rêve collectif que ce que l’élite lui aura insérée par intelligence et détour dans la mémoire. « Je me souviens », mais de qui au juste ? Uniquement de ceux et celles qui pensent et disent comme vous ? Uniquement de ces personnages historiques qui représentent la cause que vous avez épousée ? Uniquement des défaites passées qui alimentent les creux de votre discours ?  

Je crois sincèrement que vous soufflez sur une braise dont vous ignorez tout de la flamme qui peut en naître, du désert qui peut en résulter, de la perte qu’il peut en résulter. L’esprit déraille quand les penseurs se plaisent à penser qu’ils ont pensé à tout ; et le chaos se manifeste quand les guides n’entendent plus rien de ce que rapportent le vent et le tonnerre, quand ils ne sentent plus rien des odeurs que leur apportent les nuages, les ondées et les gelées blanches de l’automne, quand ils se séduisent et s’alimentent uniquement de leur propre savoir, quand ils se perçoivent comme l’aboutissement de leurs science et connaissance.

Décidément, il n’y a que nous, oui ! que nous les Canadiens-Français, pour accepter de participer à cette danse macabre qui conduit en droite ligne à notre propre suicide culturel et identitaire, à notre propre extinction… et au nom d’un idéal qui a été récupéré par quelques élites de la dernière heure, des élites puisées à même le peuple qu’ils méprisent, les mêmes diseuses de bonne aventure et même croupiers de casinos qui ont détruit les acquis de la Révolution tranquille et notre système de Santé, des Délié qui n’arrêtent pas de vendre la montagne, les lacs et les rivières aux étrangers. Faut le faire quand même! « Si le Québec se souvient, écrit encore Jean-Paul Desbiens, il doit se souvenir de tout son monde » — et j’ajouterai en commençant par tout ce qui l’a forgé, de tout ce qui l’auréole et l’assombrit, moments durs comme moments doux, heures de honte comme heures de gloire.

Jusqu’à tout récemment, dans un moment de faiblesse comme il en arrive parfois dans la vie d’un simple soldat, j’en étais rendu à croire que notre peuple était devenu froussard, peureux, et cela m’attristait profondément. En fils ingrat, je l’accusais de n’être ce héros, ce père aux apparences flamboyantes que j’admirais ailleurs. Je lui reprochais presque d’avoir failli à la tâche. Mais aujourd’hui, avec toute l’humilité et le respect que cela requiert et après tout ce qui nous est arrivé, je sais qu’il n’en n’est rien. Je sais que je l’aime, car il est en moi. Il est moi ! Et je dirai plutôt, qu’après les durs labeurs d’une semaine de sept jours passée aux champs, qu’il s’est accroupi sur sa fatigue, qu’il s’est endormi sur une réussite éphémère, qu’il est devenu frileux sur sa banquise et qu’il a oublié que c’était l’hiver, le froid, les embâcles, la misère, les mouches noires, l’espoir et l’amour du labeur qui l’avaient formé. Comme le bon père Noé, après avoir vaincu le déluge, il s’était enivré de réussites. Repu après quelques années de succès bien mérités, il s’est assoupi en plein milieu du banquet, oubliant qu’il devait passer le menu et servir la table à la relève ; il s’est laissé envahir par le bon vin et l’abondance, il s’est habitué aux caresses, aux reliefs tendus de main de maître et à la laisse. Loup est devenu chien, comme dans la fable. 

Et ma crainte est de devoir constater qu’il a définitivement perdu le goût du combat et de la liberté, le goût d’assumer son passé, le goût de décider de son avenir en dépit des entraves et des embûches qui s’accumulent sur son passage. Et ma peine est d’avoir finalement réalisé qu’il a surtout été trompé par ses chefs et ses élites qui se sont emparés de son combat et de ses rêves pour servir, celui-ci ses propres intérêts, celui-là sa vanité et cet autre sa soif du pouvoir, de voir encore se profiler à l’horizon cette «procession de chiens crevés – hurlait un Groulx courroucé – qui s’en vont au fil de l’eau, symbole poignant d’une race trahie par ses chefs». Et ma colère est de prendre à mon tour conscience qu’il a été séduit par des guides et des penseurs (pas tous cependant, car j’en connais d’honnêtes, désintéressés et travaillants) qui ont su installer en lui des peurs qu’il ne connaissait point naguère. Voilà l’ampleur du drame auquel nous sommes collectivement confrontés. Voilà le « défi» qu’il me plairait de relever avec les miens, avec ou sans vous…

Russel Bouchard

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